Ponyo sur la falaise : Analyse
Ponyo sur la falaise s’annonçait comme le retour de Hayao Miyazaki à un cinéma plus simple, plus épuré, moins sophistiqué que les deux derniers opus baroques du maître japonais. Le film se voulait simple, une histoire d’amour entre deux enfants, un conte léger, cousin lointain de La petite sirène d’Andersen. Mais l’originalité ne s’arrêtait pas là, car Miyazaki s’attaquait à un monde assez inattendu pour ce passionné d’aviation, il voulait que l’action se passe non plus dans les airs mais sur et sous la mer. Mais Miyazaki est-il capable de prendre un tel virage à la fin de sa carrière ?
Un monde de rève(s)
Se déroulant dans un monde fictif relativement proche du notre jusqu’à l’arrivée du tsunami et de ses monstres du dévonien, Ponyo est un film où nul méchant n’a sa place. Le seul personnage qui aurait pu incarner le mal est Fujimoto. Inquiétant, intriguant, gardien féroce de sa fille, il nourrit même le dessein de faire disparaître l’humanité jusqu’à la moitié du film. Et pourtant, très vite, on s’aperçoit que l’alchimiste est surtout un grand maladroit, tant par ses actes que par ses intentions, finalement bienveillantes, envers la nature qu’il veut défendre et envers sa fille qu’il veut protéger d’une mort presque certaine. Il met même finalement tout en œuvre pour sauver le monde mis en péril par les insouciances de sa fille. Ponyo véhicule donc une image très positive, avec comme toujours chez Hayao Miyazaki, peu de manichéisme et la mise en avant de nobles sentiments, comme la fidélité, le dévouement, le courage, l’amitié, l’amour, la sincérité...
Mais ce monde n’est-il pas idyllique et merveilleux parce qu’il est vu à travers les yeux de Sôsuke ? En effet, dans la première partie du film, tout le monde semble voir en Ponyo un petit poisson rouge inoffensif, et non un poisson à tête d’humaine. En dehors de Sôsuke, seule une personne voit la véritable nature de Ponyo. Il ne s’agit pas d’une enfant, comme dans Mon voisin Totoro, mais de Toki, la veille dame acariâtre de la maison de retraite. Elle seule perçoit la divinité de la princesse, mais aussi son danger potentiel.
Dès lors, on peut se demander si seul Sôsuke perçoit la magie de ce qui l’entoure. Car non seulement il voit Ponyo, mais il lui parle, elle lui répond. Il est aussi le seul visiblement à voir les poissons d'eau envoyés par Fujimoto, là où tous les pensionnaires de la maison de retraite et sa mère ne perçoivent que la mer en furie prête à engloutir Sôsuke. Lui seul également voit le tsunami comme un déferlement de poissons gigantesques guidé par Ponyo. À partir du tsunami, on peut même se demander si tout ceci n’est pas qu’un rêve du jeune garçon. En effet, personne ne semble s’émouvoir ou s’étonner du fait que des monstres du dévonien aient remplacé la faune habituelle des fonds marins. Lors de la « parade » de bateaux, tous ont l’air heureux et peu inquiets de la situation, comme si le fait que la terre soit complètement engloutie était bénin et sans conséquence grave. Nul blessé, nulle mort n’entache ce monde idyllique où tous semblent heureux et confiants.
Même le dénouement final est relativement serein. Ainsi, alors que l’on comprend que le monde est en danger de destruction et que Ponyo peut être transformée en écume si Sôsuke se trompe de choix, la mère du petit garçon et Gran Mamare semblent d’un calme olympien, tandis que les grands-mères, toutes à leur joie de retrouver leurs jambes d’autrefois, ne semblent à aucun moment craindre un dénouement funeste. Ponyo sur la falaise pourrait donc être alors perçu comme le rêve de Sôsuke, qui peu à peu aurait envahi la réalité, en effaçant les aspérités, les doutes, les angoisses de notre monde réel.
On peut cependant noter que là encore, seule une personne trouble ce tableau si parfait, Toki, qui est la seule à avoir refusé de suivre Fujimoto et qui tente de prévenir Sôsuke du danger potentiel de la situation et du père de Ponyo. Par cette mise en avant de ce personnage en particulier, on peut se demander si Miyazaki ne veut pas nous montrer que la vieille dame a une place d’importance dans le cœur de Sôsuke. Comme si, malgré toutes les remontrances, toutes les méchancetés dites par la vieille dame au petit garçon, elle seule pouvait réellement le comprendre. On voit à plusieurs reprises durant le film que Sôsuke cherche à se faire aimer de la vieille dame, sans succès, comme par exemple avec la confection d’un origami unique, que Toki s’évertue à critiquer sévèrement. La scène finale où Sôsuke confie à la vieille dame Ponyo figurerait alors comme une scène de retrouvailles des deux personnages, peut-être complètement fantasmée par le petit garçon, un point d’orgue à ce monde de rêves qu’il se serait forgé. L’importance de cette scène est par ailleurs plusieurs fois soulignée dans le making-of, où Miyazaki semble être obsédé par cette séquence, auquel il semble tenir, symbolisant à ses yeux les retrouvailles avec sa mère, décédée il y a de nombreuses années.
Du merveilleux au réel, l’anti-Totoro
Le rapprochement entre Ponyo et Totoro est très tentant et semble, de prime abord, flagrant. Deux jeunes enfants, des scènes de la vie quotidienne, la découverte d’un monde étrange et merveilleux... On retrouve même quelques clins d’œil au film de 1988, avec par exemple l’air entonné par Lisa lorsqu’elle prend Sôsuke dans ses bras (« Watashi wa denki » chantonne-t-elle... Denki, « l'électricité » remplaçant genki, « la bonne santé ») ou dans des motifs graphiques comme les petits crustacés noirs s’échappant en bruissant devant Sôsuke, telles les noiraudes fuyant l’arrivée de Mei.
Pourtant, l’histoire est plutôt à l’opposé d’un Totoro. Car en effet, les aventures de Mei et Satsuki s’inscrivaient dans un monde bien réel et concret qu’était le Japon des années 50, où elles découvraient par petites touches le monde des esprits, à travers de furtives rencontres... La scène du terrier, celle de l’arrêt de bus ou encore celle du camphrier géant sont des petites scènes courtes, intenses et d’autant plus magiques qu’elles sont rares et précieuses, savamment distillées dans le film.
Ponyo opte résolument pour un ton différent, et ce dès le début. La première scène n’est pas une scène terrestre, dans un monde normal et compréhensible pour le spectateur. D’emblée, Hayao Miyazaki nous propose un monde fascinant et étrange qu’est le monde marin... Le ballet hypnotique des méduses, les formes étranges des poissons, la lumière fragile et clignotante des organismes marins, toute la faune aquatique est conviée pour le plus grand bonheur du spectateur, qui découvre émerveillé ce mode enchanté. Mais l’étrange n’est pas là, il apparaît quelques secondes plus tard, avec la vision d’un engin sous-marin à nageoires et à bulle, avec sur son pont un étrange personnage distillant des onguents mystérieux... Que fait-il exactement, le spectateur ne le sait pas et ne le saura d’ailleurs jamais. Mais le ton est donné : nous ne sommes pas dans un monde rationnel et connu, mais dans celui de la magie et de l’étrange, et nous devons l’accepter. Finalement, après une telle entrée en matière, nul ne s’étonne ensuite de voir un petit poisson à tête d’humain sortir du vaisseau pour s’échapper vers le monde des hommes !
À l’inverse d’un Totoro qui distillait donc savamment les rencontres entre le monde réel et le monde des esprits, Ponyo est un film où peu à peu le surnaturel va prendre le pas sur le réel, jusqu’au point de littéralement le submerger et presque l’engloutir... Peu à peu, le spectateur doit accepter cette vague de magie sans plus d’explications. Quelles sont ces fioles étranges qui provoquent le tsunami ? D’où viennent-elles ? Comment la transformation de Ponyo en humaine provoque-t-elle un déséquilibre gravitationnel, la chute progressive de la Lune et la montée inexorable des eaux, nous ne le saurons pas non plus. Pourquoi ce retour au dévonien et pas à une autre époque, là encore le flou reste entier.
Au final, malgré toutes ces questions sans réponse, demeure le message maintenant bien connu de Miyazaki, celui de l’équilibre entre l’homme et la nature, entre les humains et les esprits. La mer, véritable entité magique, semble être ici dotée d’une force et d’une présence propres, s’équilibrant avec le monde de la réalité, la terre, fragile équilibre remis en cause par la pollution de l’homme d’une part et la transformation de Ponyo de l’autre.
Des motifs miyazakiens
Derrière son apparente originalité et le choix d’ancrer l’action dans le monde des océans, Ponyo sur la falaise demeure un film profondément miyazakien. Ainsi, on retrouve de prime abord une filiation plus qu’appuyée à Panda, petit panda, films certes réalisés par Isao Takahata, mais où Hayao Miyazaki a été concepteur scénique, animateur clé et scénariste. En dehors des similitudes scénaristiques, le film est plus précisément une relecture du second moyen métrage (Panda, petit panda - Jour de pluie au cirque) et de sa ville engloutie par les eaux. On se rappelle notamment le magnifique plan où Mimiko et les deux pandas partent de chez eux en utilisant le lit comme bateau. Evidemment, on songe donc à la deuxième partie du film où Ponyo et Sôsuke partent à la recherche de Lisa sur leur petit navire.
Les motifs miyazakiens sont par ailleurs fort nombreux dans le film, de manière appuyée ou non. Outre les quelques clins d’œil à Mon voisin Totoro précédemment cités, on peut par exemple relever l’hommage probablement conscient rendu à Nausicaä de la Vallée du Vent lorsqu’au début du film, Ponyo se glisse sous une méduse pour observer le ciel, comme la jeune princesse sous le globe oculaire de l’ohmu. Les substances noirâtres qui peuplent les mondes fantastiques de Miyazaki depuis Princesse Mononoke sont toujours présentes avec les vagues vivantes de Fujimoto, en perdant toutefois leur aspect inquiétant et en en faisant des exécutants obéissants un peu stupides et donc comiques. Quant à la ville de Sôsuke, il s’agit encore d’une ville au bord de la mer, motif récurrent depuis Kiki, la petite sorcière jusqu’au Château ambulant en passant par Porco Rosso. Le sous-marin de Fujimoto, doté d’ailes étonnantes, est un mélange d’un flaptère du Château dans le ciel et des machines de guerre du Château ambulant. Enfin, le tunnel de la scène final est un hommage plus qu’appuyé au Voyage de Chihiro, les deux scènes symbolisant le rite initiatique et symbolique du passage.
On retrouve également des thématiques tenant à cœur au cinéaste. Ainsi, en filigrane et traité sur un mode plutôt comique, Miyazaki dénonce la pollution du fonds des mers par l’homme et la rupture proche de l’équilibre entre le monde de la nature et celui des hommes. On retrouve aussi le thème de l’amour platonique pur, présent dans bon nombre de films du réalisateur, mais se terminant par un baiser, comme dans le Château ambulant.
Enfin, on pourrait considérer Ponyo comme un film aquatique loin des nuages et des vents chers à Miyazaki, étant donné le sujet général de l’œuvre. Cependant, celle-ci se déroule plus sur la mer que sous la mer. Les scènes sous-marines ne sont au total qu'au nombre de trois, la scène d’introduction, la scène où Ponyo est enfermée chez Fujimoto et la scène finale. En revanche, les scènes se déroulant sur la mer sont parfois dignes des plus grandes envolées de Miyazaki, notamment celle du tsunami, où Ponyo semble littéralement courir au-dessus des vagues et s’élancer telle un poisson volant à la poursuite de la voiture de Sôsuke. L’envol n’est donc jamais bien loin chez Miyazaki et cette scène d’anthologie en est la preuve !
Une construction scénaristique imparfaite
Ponyo sur la falaise débute donc dans la mer, avec une scène d’exposition visuellement fascinante, où l’on découvre un monde sous-marin magique et étrange, où Fujimoto distille d’étranges potions dans la mer. Comme dit précédemment, le spectateur ne saura jamais ce que le père de Ponyo fait sous la mer. On apprend juste de lui qu’il fut autrefois un humain, qu’il entretînt une relation avec Gran Mamare, la déesse de la mer, et qu’il est visiblement alchimiste. Son passé se limite à ces quelques lignes, ses motivations restent floues. Il en va de même avec la plupart des personnages secondaires du film. Ainsi, Lisa, la mère de Sôsuke, est caractérisée seulement par quelques traits : d’apparence juvénile, elle est souvent téméraire et emportée mais elle est dévouée à son travail. De plus, une distance est immédiatement mise entre Sôsuke et sa mère par le fait qu’il l’appelle par son prénom et non par la dénomination « maman ». Quant à Toki, on comprend peu le revirement total de caractère à la fin du film, ni l’importance soudaine que Hayao Miyazaki donne à ce personnage.
La galerie des personnages secondaires est limitée et pourtant, aucun d’entre eux n’a vraiment de profondeur, comme si le spectateur savait déjà tout d’eux et que Miyazaki pouvait faire ainsi l’économie d’une présentation plus poussée.
Même Sôsuke est finalement peu charismatique, tant le personnage est lisse et sans aspérité, peut-être un peu trop parfait pour un petit garçon de 5 ans ! Finalement, la grande trouvaille est évidemment le personnage de Ponyo, qui, au fur et à mesure de l’histoire, va mûrir et devenir moins égoïste. Son humour, ses bouderies et son caractère changeant en font un être terriblement attachant. Finalement et paradoxalement, c’est probablement le personnage le plus humain du film. On reconnaît là encore la très fine observation qu’a Miyazaki du quotidien et des enfants. Les scènes de la vie quotidienne, lorsque Ponyo se retrouve chez Sôsuke, sont de véritables petits bijoux, peut-être les moments les plus touchants du film par leur simplicité, leur fraîcheur et leur innocence, où le comique côtoie l’intime et l’émotion. On regrette presque qu’il n’y ait pas plus de scènes de ce type dans le film.
La scène la plus époustouflante de Ponyo et l’un des grands morceaux de bravoure de la carrière de Miyazaki est cependant sans conteste la scène du tsunami. Celle-ci débute sous l’eau, lorsque les petites sœurs de Ponyo se transforment en poissons-vagues gigantesques, s’élançant dans les cieux pour replonger près des bateaux. La vision de Ponyo courant sur les vagues sur un thème musical proche de La Walkyrie de Richard Wagner reste le moment fort du film. Miyazaki rivalise alors d’imagination pour varier les plans et pour donner l’impression paradoxale d’une puissance ravageuse et destructrice guidée par une insouciance enfantine et comique. Cette séquence est véritablement l’apogée du film et son point culminant. On peut d’ailleurs clairement voir deux films dans Ponyo. Le premier pourrait s’arrêter presque au tsunami, et serait donc l’évocation du monde réel, le deuxième commencerait avec le raz-de-marée et serait uniquement consacré à la quête de Sôsuke et de Ponyo dans un monde imaginaire.
Tout tourne autour de cette scène, et lorsqu’on regarde le making-of du film, cette séquence fait d’ailleurs partie des toutes premières image-board de Miyazaki. On peut dès lors se demander si le film ne s’est pas construit comme une agglomération de scènes autour de ce point central. Cette manière peu conventionnelle de construire un film vient probablement du fait que le story-board demeure l’outil principal de mise en place de l’histoire chez Miyazaki, et non le scénario écrit, et que le réalisateur nippon dessine au fur et à mesure l’histoire, sans forcément savoir où celle-ci le mène. En fait Miyazaki utilise ce procédé depuis plusieurs films, manière pour lui de se renouveler et de se surprendre à nouveau dans le processus de production. La contre-partie est que le spectateur peut ressortir du film avec l’impression qu’il est moins structuré qu’avant. C’est un peu le cas ici, où le film a parfois de gros problèmes de rythme. Le début peut sembler long à se mettre en place (d’autant plus qu’il n’y a pas de scène d’exposition et donc pas de réel cadre) et l’après-tsunami peut sembler un peu lent après le véritable déluge visuel et galvanisant du raz-de-marée. Le film se termine sur une scène pouvant laisser le spectateur perplexe, puisque finalement, on ne tremble pas pour Sôsuke. Le personnage étant justement sans faille, à aucun moment on ne doute de l’issue, et rien dans la mise en scène ne permet la création d’une tension ou d’un enjeu dramatique.
Cependant, les qualités artistiques de Ponyo demeurent nombreuses. Le choix de couleurs pastel donne au film un cachet certain, une originalité osée à l'ère du tout-numérique. Avec ce film, on assiste également à un retour à un dessin plus simple et dépouillé des personnages, comme au début de la carrière de Miyazaki, mais avec néanmoins un traitement de l’eau très poussé pour un film d’animation traditionnel. Il n’existe probablement pas d’équivalent au monde d’un film en 2D où un tel soin ait été apporté à l’élément liquide, traditionnellement difficile à animer.
Marquant le retour de Hayao Miyazaki à un style simple et épuré, tout en relevant une gageure technique qu’est celle de la représentation de la mer, Ponyo sur la falaise est donc un film qui allie idées originales et images oniriques intenses. Malgré des faiblesses rythmiques et scénaristiques, Ponyo demeure une création au style graphique spectaculaire, fruit d’un savoir faire indéniable du studio Ghibli, qui laisse présager de grands films à venir...