L'exception Ghibli
Le studio Ghibli a été créé en 1985, en réaction aux contraintes de production, notamment télévisée. Le nom est choisi par Hayao Miyazaki et renvoie à un vent chaud du Sahara, nom que les Italiens utilisaient pendant la Seconde Guerre mondiale pour désigner l'un de leur avion de reconnaissance, le Caproni Ca.309. Le but annoncé est alors très clairement de jouer un rôle d'éclaireur et faire souffler un vent nouveau sur l’animation japonaise.
Comment prononce-t-on « Ghibli » ?
Le nom italien se prononce avec un « g » dur (gu), alors que le nom japonais se prononce avec un « g » mou (dj), les occidentaux ayant parfois tendance à utiliser la prononciation issue de l'italien. La prononciation avec un « g » dur a cependant été utilisée par le studio au Japon pour les titres « anglicisés » des courts métrages Ghiblies et Ghiblies - Episode 2, prononcés « guiburiizu ».
Toshio Suzuki, dans son livre Dans le studio Ghibli - Travailler en s’amusant, insiste sur le fait que Ghibli étant un nom italien, il faudrait le prononcer « guibli » et non « djibli », mais que désormais, tout le monde le prononce à la japonaise et qu’il est trop tard pour rectifier cette erreur.
A sa création, le studio Ghibli est dédié à la production de films pour le cinéma. Cet objectif l’amène à investir beaucoup pour chaque film avec le risque de ne pas rentrer dans ses frais et de disparaître tout simplement si un film rencontre l’échec. Car le studio Ghibli incarne une certaine idée de l’animation, une animation d’auteurs guidée par une volonté de rester détachée d'un attrait commercial et de donner le meilleur d’elle-même. Bien sûr, d’autres grands studios d’animation existent à travers le monde, mais peu d’entre eux semblent avoir aussi bien réussi ce compromis entre le commercial et le créatif comme le studio Ghibli.
Les lignes qui suivent proposent une petite mise au point des particularités du studio à travers son mode de fonctionnement afin de permettre de mieux comprendre ce qui distingue Ghibli des autres studios japonais et mêmes étrangers, un mode de fonctionnement qui a peut-être lui aussi participé à le faire devenir la référence que l’on connaît.
Les fondateurs du studio Ghibli, Hayao Miyazaki et Isao Takahata,
encadrant leur ami et producteur Toshio Suzuki.
L’une des exceptions du studio Ghibli à l’époque de sa création est devenue depuis une généralité dans l’animation nippone. En effet, à la fin des années 70 et durant les années 80, l’animation japonaise, voire mondiale, traverse une vraie crise. On ne s’intéresse plus aux longs métrages, mais aux séries réalisées au kilomètre, sans réel but créatif, mais plutôt lucratif. En réalisant Nausicaä de la Vallée du Vent puis en fondant le studio Ghibli, Hayao Miyazaki et Isao Takahata font prendre à l’animation nippone un tout autre tournant. Ils rejettent ce formatage et cette négation de la création artistique et axent leurs productions autour de leur vision d’auteur. C’est un cinéma d’animation ambitieux et donc risqué qu’ils proposent, et il s’agit d’un fait rare à cette époque. Ils ont probablement ouvert la voie et sans leur courage artistique, on peut se demander si Mamoru Oshii, ou plus récemment Satoshi Kon, auraient pu imposer leur œuvre si personnelle.
Le studio Ghibli n’est pas dirigé par les producteurs (même si le producteur et ancien président du studio Ghibli, Toshio Suzuki, a une influence certaine), il est quasiment sous la main mise de Miyazaki, qui dicte souvent ses choix comme il l’entend. Il impose ainsi, en 2004, le fait qu’il n’assurera aucune promotion pour Le château ambulant. Cet acte est rare, voire unique, dans le cinéma mondial et montre bien que le réalisateur n’a de comptes à rendre qu’à lui-même. C’est dans cette même logique que le studio s’est dissocié de Tokuma Shoten et est devenu complètement indépendant, à l’instar du studio américain Pixar. Le studio a donc arrêté d'éponger les dettes de sa maison mère et pour profiter désormais des bénéfices que lui rapportent ses films et tous les droits associés.
Traditionnellement, dans le milieu de l’animation japonaise, on réunit une équipe de créatifs, engagés pour le temps de la création du film. Ce ne sont pas des salariés à plein temps de l’entreprise, mais une sorte d’intérimaires. Le travail fini, ces artistes sont libres d’aller chercher un travail sur une autre production, pour un autre studio. A ses débuts, le studio Ghibli, comme beaucoup d’autres, se contente d’embaucher ponctuellement une équipe de 70 personnes sur chaque film, faute de moyens suffisant. Après la réussite éclatante de Kiki, la petite sorcière, le studio a pris de l’assurance et est plus confiant en son avenir. La question se pose des conditions de travail du personnel du studio. Les tarifs dans le monde de l’animation sont fixés en fonction du nombre de dessins. Etant donné la qualité exigée des animateurs et le temps de travail passé, les animateurs de Ghibli étaient auparavant payés en moyenne deux fois moins qu’ailleurs. Sous l’impulsion de Miyazaki, dès 1990, l’équipe sera désormais employée à plein temps avec un salaire fixe plus conforme aux tarifs en vigueur.
Parallèlement à cette décision, l’accent est également mis sur l’apprentissage et la formation des animateurs et l’accueil des nouveaux talents. Parmi les animateurs formés aux méthodes du studio Ghibli et dont la carrière est particulièrement notable, on compte, par exemple, Atsuko Tanaka et Kazuhide Tomonaga qui ont été formé sur la série Conan, le fils du futur, puis sur Le château de Cagliostro et Kié, la petite peste, et qui ont rejoint Yasuo Ôtsuka au studio Telecom. On peut également citer le directeur de l’animation de Mon voisin Totoro, Yoshiharu Satô, qui a quitté le studio Ghibli pour le studio 4°C (Memories, Spriggan, Princesse Arete).
Autre signe de cette volonté de perdurer dans le temps et ne pas marquer le monde de l’animation de façon éphémère, le studio Ghibli, chose rare dans le milieu japonais, possède depuis 1992 ses propres locaux de 300 m² sur 3 étages situés sur dans la banlieue de Tôkyô, à Koganei. La construction fut supervisée par Miyazaki lui-même, alors qu’il travaillait sur Porco Rosso. La fin de la construction coïncida avec la fin de ce nouveau long métrage. Le studio Ghibli est maintenant une structure qui emploie quotidiennement une centaine de personnes.
Le fait d’employer une équipe à plein temps a bien entendu des revers et entraîne une augmentation des frais de production. Pour compenser ces dépenses, le studio décide d’accorder plus d’importance à la publicité autour des films, afin d’en augmenter la rentabilité. Ainsi, comme son homologue américain aux grandes oreilles, Ghibli décide, deux ans après Mon voisin Totoro, de se lancer dans les produits dérivés de ses films, afin de répondre, tout d’abord, à une demande très forte du public, et ensuite, afin de rentabiliser ses films qui coûtent extrêmement chers. On peut regretter cette promotion via des produits dérivés et qui place le studio non pas dans l’exception mais dans la norme.
Dans la même logique de compenser les frais de production, le studio doit également enchaîner les projets pour justifier les salaires mensuels des employés à partir de 1991. C’est ainsi que le studio Ghibli, cette année là, après le succès de Souvenirs goutte à goutte de Takahata, se retrouve à mettre en chantier, presque immédiatement, Porco Rosso.
Un dernier contre-pied à attribuer au studio est son comportement face à la distribution de ses œuvres dans le reste du monde et face à une logique commerciale internationale aguicheuse. Le studio Ghibli a pour objectif de ne jamais sacrifier l’originalité à une carrière internationale dans le seul but de faire plus d’argent. C'est le problème que connaît actuellement la plupart des studios d'animation américains. Prisonniers de leur logique commerciale, ces studios sont trop souvent prêt à sacrifier la démarche artistique, oubliant qu'un film d'animation est avant tout un film. Pour ne pas rentrer dans ce système aliénant, le studio Ghibli continue de faire ses films pour la seule audience japonaise. Et ce, même si ses réalisations rencontreront le succès et l'audience qu'ils méritent à l'étranger.
Paradoxalement, les films du studio sont caractérisés par leur relative absence d’ethnocentrisme (surtout chez Miyazaki) et ont probablement permis, plus que n’importe quel autre animé nippon, de mettre à mal les préjugés tenaces concernant l’animation japonaise. C’est dans cette logique que pour la première fois un film d’animation a remporté le premier prix d’un festival international de cinéma, avec le Le voyage de Chihiro à Berlin. C’est aussi ça, l’exception Ghibli !