Mis à jour : vendredi 7 octobre 2022

Souvenirs goutte à goutte : Production

Origines

En 1989, Kiki, la petite sorcière a été le premier film du studio Ghibli à être rentable sur ses seules entrées en salles, avec plus de 2,6 millions de spectateurs en deux mois. Cela plaçait le studio dans une situation suffisamment stable pour permettre la mise en chantier d'un projet lourd et ambitieux : une adaptation d'un manga de Hotaru Okamoto et Yûko Tone réalisée par Isao Takahata.

Le manga original est en fait un recueil de récits autobiographiques de l'enfance des auteurs. L'adaptation de ces récits faisait partie des projets du studio Ghibli depuis la fin des années 80, mais Takahata qui était sur un autre projet à l'époque refusa celui-ci, car il considérait que le manga était inadaptable en l'état. Son projet initial ne s'étant pas concrétisé, il repensa alors à Souvenirs goutte à goutte et songea de nouveau à l'adapter mais en ajoutant des scènes de sa création se déroulant en 1982, qui serviraient de transitions entre les évocations des souvenirs.

Au cours de la longue et éprouvante production du long métrage, des changements importants et risqués se sont opérés au sein du studio. En novembre 1990, tandis que les équipes d'animateurs travaillaient d'arrache-pied, l'application du plein temps était réalisée, le programme de formation à l'animation débutait et le recrutement annuel était mis en place.

En plus de son travail de producteur sur le film, Hayao Miyazaki formera en parallèle de nouvelles recrues.

Cette nouvelle politique a obligé le studio Ghibli à faire des efforts dans le domaine de la promotion et, de cette façon, augmenter les recettes en salle. Si l'augmentation des coûts de production était inévitable (Hayao Miyazaki avait obtenu le doublement des salaires), alors le seul choix qu'il restait était de planifier consciemment et stratégiquement l'augmentation des performances du film au box-office. Ce n'est pas que les dirigeants du studio n'y avaient jamais songé avant Souvenirs goutte à goutte, mais c'est avec ce film qu'ils ont sérieusement commencé à travailler la promotion.

Souvenirs goutte à goutte en couverture du magazine Animage daté de juillet 1991.

Sorti en 1991, Souvenirs goutte à goutte fut un nouveau succès au box-office (2,2 millions d'entrées en moins de trois mois d'exploitation). Et comme Kiki, la petite sorcière, ce film est resté numéro un au box-office pour cette année. Ce résultat dépassait les espérances de Takahata et confortait la politique du directeur général de l'époque Tôru Hara qui voyait Ghibli comme le studio des trois G, c'est à dire : Grandes dépenses, Grands risques et Grandes retombées.

L'adaptation

Le manga original

Souvenirs goutte à goutte est l'adaptation du manga éponyme, écrit par Hotaru Okamoto et Yûko Tone. Ce manga appartient à la bande dessinée de grande diffusion, très prisée par le grand public. Loin des clichés et des stéréotypes du manga, ces bandes dessinées sont généralement conjuguées à la première personne du singulier. Les mangas Chibi Maruko-chan, Crayon Shin-chan, Sazae-san et, précisément, Omohide Poro Poro (Souvenirs goutte à goutte) parlent de l'intimité des Japonais, peut-être en écartant tout réalisme (le trait graphique grossier et stylisé est là pour le démontrer) pour ne garder qu'une représentation ironique mais perspicace. Ces titres sont souvent adaptés sur le petit écran et connaissent souvent un grand succès.

Souvenirs goutte à goutte est un shôjo, une bande dessinée « destinée aux filles ». Loin de la haine féministe de certaines des ses collègues et plutôt affairée à explorer un passé lointain, Hotaru Okamoto a écrit un shôjo s'inscrivant dans la veine nostalgique, entretenue par la génération ayant vécu la phase de transformation du boom économique et qui vivent dans les années 80 dans l'étourdissante opulence de la Bubble Keizai, l'économie éphémère.

Okamoto est née à Tôkyô en 1956. Elle a collectionné une galerie de souvenirs (le Only Yesterday du titre international) fixée sur une date précise, la 41ᵉ année de l'ère Shôwa (c'est-à-dire 1966), comme rendez-vous inéluctable marquant le tournant existentiel d'elle petite fille. Dix ans, c'est l'âge de son alter ego, Taeko Okajima, sortie des pages d'un manga mis en image par la dessinatrice Yûko Tone. Souvenirs goutte à goutte a été publié une première fois en 1988 par Seirindou Shoten puis réédité deux ans plus tard par Animage.

La deuxième édition en trois volumes chez Animage Comics Wide (1990).

Du manga au film

Le manga est une compilation de courtes histoires sur la vie quotidienne de Taeko à l'école et dans sa famille. Il est rempli de sentiments nostalgiques, avec l'évocation de beaucoup chansons, de films, de programmes télé, des modes et des idoles de l'époque. Entourée de deux sœurs plus grandes, Taeko incarne l'insoutenable « machination » d'être la benjamine de la famille. L'an 41 de l'ère Shôwa est pour Taeko l'année de « grands événements ». Elle nous raconte sa découverte des cycles menstruels, sa carrière de comédienne brisée par l'autorité paternelle, ses difficultés en arithmétique, ses premiers émois amoureux... Toute l'action du manga se situe en 1966 et décrit le quotidien de la petite Taeko sans évocation du monde contemporain.

L'idée d'une Taeko adulte jouant le rôle de narrateur et les flash-back est un ajout d’Isao Takahata et demeure la plus grande liberté prise par le réalisateur dans son adaptation. C'est aussi une grande trouvaille cinématographique, car le spectateur perçoit véritablement le désarroi de cette génération d'adultes, ayant vécu de grands bouleversements sociétaux entre les années 60 et les années 80, se réfugiant dans l'évocation de leur passé. On ressent la préciosité de ces souvenirs pour Taeko, ces bribes du passé qui la guident dans son présent et dans ses choix futurs.

Pour ce qui est des scènes de 1966, le film est globalement très proche de l'œuvre originale. Cependant, Takahata fait quelques infidélités au manga. Tout d'abord l'ordre des saynètes dans le film n'est pas celui du manga. On peut le voir, par exemple, dès l'une des premières scènes du film lorsque Taeko demande à aller en vacances après avoir exhibé son carnet de note. Cette scène n'apparaît pas tout de suite dans le manga. Pour bien d'autres épisodes, la chronologie n'est pas respectée ; mais cette nouvelle chronologie n'a pas de réels conséquences narratives, car dans le manga, les saynètes sont plutôt indépendantes.

Il existe des scènes simplement évoquées dans le long métrage qui représentent des épisodes complets du manga. Par exemple, lorsque Taeko monte dans le train pour rejoindre Yamagata, elle évoque des souvenirs tels que le taille-crayon électrique, son chien Gon, ou encore la peur qu'elle avait lorsqu'elle lisait des BD d'horreur. Bien plus tard dans le film, elle évoque aussi le départ de son camarade Abe qui a refusé de lui serrer la main.

Abe refusant de serrer la main à Taeko.

Le character design dans le film, même s'il ne respecte pas complètement celui du manga, est un bon compromis entre fidélité au manga et adaptation pour l'animation. Il n'y a pas de changement majeur dans la physionomie des personnages. Les tenues vestimentaires et les poses des personnages sont souvent reprises avec une étonnante fidélité. On pourra en particulier remarquer la petite barrette de Taeko ornée d'une petite fleur.

Enfin, certaines scènes sont reprises complètement à l'identique, allant même jusqu'à imiter la mise en page du manga...

Hayao Miyazaki producteur

Le 16 avril 1988, à la sortie conjointe de Mon voisin Totoro et du Tombeau des lucioles, le film d’Isao Takahata sort sans être terminé. Le travail continuera après sa sortie. La carrière du réalisateur est alors menacée. Mais trois ans plus tard, Hayao Miyazaki recommande Takahata pour réaliser le prochain film du studio, Souvenirs goutte à goutte, malgré les réticences des responsables. Il se portera garant de son ami et rival en endossant le rôle de producteur sur le film.

Avant-première du film, le 5 juillet 1991.

« Si Miyazaki n'avait pas été producteur, on n'aurait pas pu faire le film », raconte Isao Takahata. « L’intrigue est trop compliquée par rapport aux films habituels. Les gens se méfient de ce genre d'histoire. L'héroïne est âgée de 27 ans et ce n'est pas une histoire dramatique. Ce ne sont pas les éléments classiques d'un film d'animation. Normalement, aucun financier n'accepterait. Tous auraient trop peur. Mais le producteur Miyazaki les a rassurés avec aplomb. Ils ont pensé que l'idée devait être bonne puisqu'elle venait de lui. Voilà comment ça s'est passé. Quand on dépasse le budget, ils pensent qu'ils récupéreront leurs fonds autrement. Qui les influence ? Hayao Miyazaki, sans aucun doute. »

Miyazaki et Takahata ne se parleront pas sur le film. Chacun faisant confiance à l'autre dans son rôle respectif.

« On se connaît parfaitement. On a toujours beaucoup de critiques à se faire mutuellement », avoue Hayao Miyazaki. « Mais si quelqu'un ose le critiquer, je n'aime pas ça, et je prends sa défense ! »

Mais cette fois encore, la maniaquerie formaliste extrême de Takahata amène la production à prendre du retard. Le film devait être terminé à la fin de l’année 1990, cependant sa sortie fut repoussée à l'été 1991. Miyazaki fera face aux financiers et les affrontera à la place de Takahata. Notamment pour repousser la sortie du film de 6 mois afin qu’il soit fini sans perte de qualité.

« Je n'aime pas voir les dessins du film d'un autre. Takahata travaille deux ou trois fois plus lentement que moi. J'aimerais avoir ce temps pour finir mes films. Il épuise tout le monde. »

« Mais lui et moi, nous sommes très liés. Parfois, je suis en colère contre lui. C'est celui qui m'énerve le plus. Ma femme, à côté, ce n'est rien. Quand je suis énervé, je le maudis toute la nuit ! Il arrive à me rendre comme ça. Mais en même temps, j'ai confiance en lui quand au contenu des films ou à sa façon de penser. Je peux discuter avec lui en toute confiance. »

Conférence de presse de novembre 1990 : Hayao Miyazaki annoncera un retard de la production.