Les 2 399 jours de Ghibli et de Hayao Miyazaki
Pendant plus de six ans, le réalisateur Kaku Arakawa a suivi de près Hayao Miyazaki et le studio Ghibli tout au long de la création du long métrage Le garçon et le héron. Durant 2 399 jours, il a été le témoin privilégié de la renaissance du studio d’animation le plus célèbre du Japon et du retour tant attendu de Miyazaki à la réalisation. Mais cette production a aussi été marquée par la disparition d’Isao Takahata, le compagnon de toujours du réalisateur, dont l'absence a profondément influencé l'ensemble de la création du film.
À la demande du producteur Toshio Suzuki, soucieux de préserver un certain mystère autour de l’œuvre, le documentaire de 78 minutes n’a été diffusé que le 16 décembre 2023 sur la chaîne japonaise NHK, plusieurs mois après la sortie du film en juillet.
Nous vous en proposons ici une adaptation française.
Hayao Miyazaki sort (à nouveau) de sa retraite
En septembre 2013, Hayao Miyazaki annonce très médiatiquement prendre sa retraite de la réalisation de longs métrages. Cependant, trois ans plus tard, en juillet 2016, il surprend le public en exprimant son désir de revenir à la réalisation, en envisageant un nouveau projet cinématographique.
« Vous aviez dit que ce serait trop dur », interroge le réalisateur Kaku Arakawa. « Pourquoi revenez-vous à la réalisation ? »
« Parce que j’avais oublié avoir dit que je prenais ma retraite », rétorque Hayao Miyazaki.
« Miya-san est menteur », commente en plaisantant Toshio Suzuki. « Il arrête tout et puis revient. Il change d'avis tous les jours. »
« C'est comme dans la fable L'Enfant qui criait au loup », ajoute une autre collaboratrice avec humour. « À force de crier qu’il va prendre sa retraite, plus personne ne le croit. »
Miyazaki conclut avec une pointe d'autodérision : « C'est dans le propre des artistes. Ils ont une certaine facilité à mentir. »
« Il a dit qu'il voulait faire un dernier film, mais j’étais très inquiet », explique Suzuki. « Quand les grands réalisateurs vieillissent, leur travail perd de sa force. Le résultat est souvent mauvais. »
Afin de lui apporter une force nouvelle, le producteur a décidé d’associer le réalisateur à Takeshi Honda, un animateur émérite du studio Khara et d'une autre génération. Suzuki a personnellement négocié avec Hideaki Anno (Neon Genesis Evangelion) pour le recruter, bien que ce dernier ne fût pas très satisfait de devoir s'en séparer.
Avril 2018 - Disparition d’Isao Takahata
Isao Takahata était la seule personne que Hayao Miyazaki redoutait.
« Pourquoi réaliser un film si ennuyeux ? », plaisante Miyazaki à propos de Pompoko. « Le tanuki n'est pas menacé. Il ne craint rien. »
Jusqu'à présent, Miyazaki n'avait jamais exprimé de propos désobligeants à propos de Takahata devant une caméra. « On s'aimait autant qu'on se détestait », déclare-t-il. « Vous comprenez ? »
Février 2012
Hayao Miyazaki éprouvait une profonde admiration pour l'intransigeance d'Isao Takahata. Miyazaki s'efforçait toujours de respecter les délais de production de ses films, tandis que Takahata n'y accordait que peu d'importance.
La production du long métrage Le conte de la princesse Kaguya accusa d'un sérieux retard.
« Le film n'est pas dans les temps pour une sortie à l'été », commence le producteur Toshio Suzuki, avant de faire arrêter la caméra.
« Si je suis en retard, c'est comme ça », déclare froidement Takahata. « Ça me va. On n'est pas obligés de finir. Ce film est plus important qu'une date de sortie. »
« Respecter un délai ne veut pas dire sacrifier la qualité », argumente un producteur.
« Si. On ne tombera pas d'accord », conclut le réalisateur. Puis à la caméra, avant de quitter la pièce : « Qu'est-ce que vous faites ? Pourquoi vous filmez ? »
« Paku-san me hante », déclare Miyazaki. « Arrête de m’embêter, Paku-san ! »
« On a projeté Pompoko et Miya-san a pleuré du début à la fin », se remémore Suzuki. « Les personnages de Takahata s'inspirent de leur jeunesse. Le héros, Shôkichi, c'est Takahata. Gonta, c'est Miya-san. Il est agressif, il a du cran, mais il meurt dans une mission suicide. Miya-san idolâtrait Takahata. Mais c’était un amour à sens unique. »
Mai 2018 - Cérémonie d’adieu à Isao Takahata, musée Ghibli
« Je partageais tout avec Paku-san », confie Hayao Miyazaki dans son hommage à Isao Takahata. « Nous discutions aussi d'idées de films. Nous étions insatisfaits de notre travail. Nous voulions aller toujours plus loin, réaliser une œuvre dont nous serions fiers. Qu'allions-nous créer ? Paku-san était si cultivé. Merci, Paku-san. C'était il y a 55 ans. Je n'oublierai jamais notre rencontre à l'arrêt de bus, après la pluie. »
« Est-ce que sa mort va changer votre approche du travail ? », lui demande Kaku Arakawa.
« Rien ne va changer », lui répond Miyazaki.
Miyazaki a posé son crayon. Une cigarette pend à ses lèvres, il a un briquet à la main, mais il ne l’allume pas.
« Je n’aurais jamais imaginé que son absence pèserait autant sur mon cœur. Je n’accepte toujours pas qu’il ne soit plus là. »
Pendant le premier mois suivant la disparition de Takahata, Miyazaki demeure incrédule.
« Je pensais que ça finirait par passer, mais il reste tant de choses que je n’arrive pas à régler dans ma tête. C’est comme ça. Parce que j’ai rencontré Paku-san. »
Juin 2018
Depuis plus de deux mois, Hayao Miyazaki a mis en pause son travail sur les e-konte (storyboard) du film.
« À la fin, il avait l'air apaisé », confie-t-il en évoquant le disparu. « Plus de films à faire. Il est devenu Raijin, le dieu du tonnerre et des éclairs. Les Japonais croient aux esprits. Parfois il faut les apaiser. Il nous hante. Je ne sais pas où il est. Probablement à son bureau. Il continue à hanter mes rêves. Est-ce un fantôme ? Est-il réel ? »
Quelque temps plus tard, un nouveau personnage fait son apparition : le grand-oncle. Il fait face à Mahito, le protagoniste. Il s'inspire de Paku-san. Isao Takahata n’est pas mort.
« Il veut montrer qui était Takahata, ce qu'il représentait pour lui », explique Toshio Suzuki. « Mahito, c'est Miya-san, bien sûr. Pour lui, ce film c'est la réalité. Et le monde réel, c'est la fiction. »
Août 2018
En plein été, Kaku Arakawa rend visite à Hayao Miyazaki dans son chalet, où il avance sur les e-konte. Beaucoup de scènes ont pris forme ici. Miyazaki progresse, mais le personnage du grand-oncle reste absent de ses dessins.
Il guide Arakawa vers un lieu qui semble tout droit sorti d’une scène du film Le vent se lève, comme s’il cherchait à retrouver la trace d’Isao Takahata.
« Il y avait deux chiens par ici avant, mais l’un des deux est mort », rapporte Miyazaki. « Tu te sens triste ? », s’adressant directement au chien resté seul. « Tu te sens vieux. Comme moi. »
Isao Takahata et Hayao Miyazaki : amour et détestation
Extrait d’un reportage sur la sortie du long métrage Souvenirs goutte à goutte :
« Quel genre de personne est M. Takahata pour vous ? », demande le journaliste à Hayao Miyazaki.
« C’est Paku-san », répond-il simplement.
« Et pour vous ? »
« J’attends qu’il réalise des films toujours différents », répond Isao Takahata. « Il y a des choses qu'il ne m'a pas montrées et j'espère les découvrir un jour. »
« Vraiment ? », réagit Miyazaki, visiblement embarrassé.
Avant de rencontrer Takahata, Miyazaki était un jeune homme différent. Il était sombre. Il a grandit avec une mère gravement malade, sans espoir de guérison. L'angoisse silencieuse de son enfance se retrouve dans Mon voisin Totoro, à travers le personnage de Satsuki, qui cache sa tristesse tout en s’inquiétant pour la santé de sa mère.
« J’étais introverti, renfermé et sensible au regard des autres », confie Miyazaki. « Il m’arrivait parfois d’errer sur un quai de gare, sans savoir quelle direction prendre. Et puis, j’ai rencontré Paku-san. »
« Il était de cinq ans mon ainé à Tôei Dôga et ses exigences me semblaient inatteignables pour le jeune animateur que j’étais », poursuit-il. « Pour Horus, prince du soleil, il m’avait demandé de dessiner Hilda en pleurs, avec un visage profondément narcissique. Et ce genre de chose, je détestais ça. »
Miyazaki vouait un profond respect à Takahata. Là où son propre style d’écriture était encore hésitant, celui de Takahata était déjà mûr et maîtrisé. Et avec le temps, il s’en est imprégné et a façonné sa propre plume.
« Son amour et son respect pour Takahata était à ce point-là », explique Toshio Suzuki.
Pour Takahata, Miyazaki a consacré tout son talent dans chaque plan de la série Heidi. À l'époque de sa diffusion, le programme a rencontré un immense succès, dépassant les 20 % d'audience.
« Mais à force, cet amour à sens unique a fini par briser notre relation », confie Miyazaki. « Je lui ai dit, mais il n’a pas écouté. Et j’ai fini par le détester. »
Jusqu’alors, les deux hommes regardaient dans la même direction. Mais à la fin de la production de la série Marco / 3 000 lieues en quête de mère, les idées de Miyazaki ont de plus en plus été rejetées par Takahata, et leur relation a commencé à se détériorer.
Conan, le fils du futur marque le premier projet en solo de Miyazaki. Il y a travaillé comme un forcené, intégrant des idées refusées par Takahata. Cependant, dès le 8e épisode, Miyazaki était épuisé et ne pouvait plus dessiner les e-konte. C'est alors que Takahata est intervenu pour l'aider. Et grâce aux e-konte supervisé par Takahata, le monde de Conan a pris une ampleur nouvelle, devenant ainsi une œuvre inoubliable.
« J’ai reçu l’aide de Paku-san à cette époque parce que je manquais d’expérience, et je lui en suis reconnaissant », se souvient le réalisateur.
Miyazaki accepte ensuite de continuer à travailler avec Takahata sur Anne, la maison aux pignons verts. Mais, sur cette série, c’est Yoshifumi Kondô qui a pris sa place en tant que bras droit du réalisateur.
« Il était jaloux », plaisante Suzuki. « Il n’a plus besoin de moi, il a Kon-chan à la place ! »
Dessins de Takeshi Honda
C’est à cette époque que Suzuki est intervenu et a demandé à Miyazaki de dessiner un manga. Ce sera Nausicaä de la Vallée du Vent, qui deviendra ensuite un film. Pour cette adaptation, Miyazaki a demandé à Takahata d’en être le producteur.
« Après cela, il a immédiatement voulu aller boire avec moi », se souvient Suzuki. « Il a commencé par de la bière, puis il a enchaîné avec du saké. Je n’ai jamais vu Miya-san aussi saoul que ce jour-là. Il s’est mis à pleurer, puis, entre deux sanglots, il a difficilement trouvé ses mots : « J’ai travaillé pour Paku-san pendant 15 ans et il ne m’a jamais rien donné en retour. » »
Dessins de Takeshi Honda
« Pourquoi avoir choisi Paku-san comme producteur ? », demandera Suzuki. Miyazaki répondra alors : « Le producteur ne peut pas interférer dans la création, il ne pourra pas imposer ses idées cette fois. Ce sera une situation difficile pour lui. »
Et c’est cette idée qui a motivé Miyazaki à réaliser le film, selon le producteur.
Finalement, cette vengeance bouleversera toute la carrière de Miyazaki. Plus tard, dans un entretien publié dans le Roman Album du film, Takahata lui attribuera une note de 30/100.
« Dans ce genre de situation, Miya-san devient fou », raconte Suzuki. « Il a déchiré en deux, à mains nues, un exemplaire de 190 pages. »
Dessins de Takeshi Honda
Takahata expliquera ensuite la raison de sa note sévère.
« Tout le monde aurait mis 100 à ce film. Mais moi, en lui mettant un 30, je savais qu’il serait furieux et qu’il ferait alors l’effort de réaliser un film qui vaudrait vraiment 100. Ce 30 était une invitation à se surpasser. »
Miyazaki continuera de travailler pour créer des films afin d’obtenir les félicitations de son aîné. C’est à ce moment-là qu’apparaît un motif récurrent dans ses œuvres : chacune commence par une scène de départ, comme pour Horus, prince du soleil, le premier film qu'ils ont réalisé ensemble.
« Lorsque Miya-san a annoncé sa retraite, Paku-san lui en a voulu », explique Suzuki. « Un réalisateur ne prend pas sa retraite selon lui. Il l’a poussé à reprendre le travail. Et c'est pour cette raison que le film doit porter sur Takahata. »
« Est-ce que vous rêvez lorsque vous dormez ? », demande Arakawa à Miyazaki.
« Je fais toujours le même rêve et il y a toujours Paku-san dedans », lui répond le réalisateur. « Il a toujours été le rival à surpasser. Il est toujours avec moi. »
Toshio Suzuki, « l’homme-héron », guide de Hayao Miyazaki, Mahito
Avec ce film, Hayao Miyazaki entreprend un nouveau voyage, celui de surpasser Isao Takahata, tout comme Mahito dans l’histoire. Devant lui se dresse une tour qui évoque Ghibli, et Takahata se trouve à l'intérieur. Pourtant, Miyazaki redoute de se lancer dans ce périple seul, d’où son désir de voyager accompagné de Toshio Suzuki, « l’homme-héron ».
« Beaucoup d’amis déjà partis sont là, présents », explique Miyazaki. « Yacchin (Ndt : la coloriste Michiyo Yasuda, décédée en 2016) est de retour. »
D’une certaine manière, le film est le reflet de sa propre vie. Ayant rencontré Takahata, il perd peu à peu son innocence.
« Ce sera mon dernier voyage », affirme le réalisateur.
Septembre 2018
Les lumières du studio Ghibli s’étaient éteintes après l’annonce de la retraite de Hayao Miyazaki, mais aujourd’hui, une nouvelle vie y renaît. Le studio bourdonne à nouveau d'activité. Pourtant, le personnage du grand-oncle demeure figé, comme si Miyazaki craignait de se retrouver face à Isao Takahata.
« Le petit vieux sur le dessin à côté de vous, c’est Takahata ? », demande Kaku Arakawa.
10 octobre 2018
L’équipe du film est en voyage d’entreprise, renouant avec une tradition d’avant la fermeture du studio.
« Le studio Ghibli est mort une fois », observe Hayao Miyazaki. « Même si je reconnais encore des visages familiers, c'est désormais un tout autre studio. »
Lors de ces voyages, Isao Takahata était toujours présent. Cette fois, Miyazaki se retire tôt pour rejoindre sa chambre.
« Les gens pensaient que je serais le premier à partir », confesse-t-il. « Qu'est-ce que je fais encore en vie ? Comment suis-je devenu si vieux ? La vieillesse arrive sans prévenir. Pourquoi je me retrouve tout seul ? »
Ces pensées l’assaillent.
Le couvercle du cerveau s’ouvre
À son retour, des troubles de la mémoire se manifestent. Ce n'est pas un signe de faiblesse, mais la preuve d’une immersion totale dans sa création. Il s’isole du quotidien pour se consacrer entièrement au film.
« Il avait déjà atteint ce degré extrême durant la production du Château ambulant », se souvient Toshio Suzuki. « Je pense qu’il cherche à retrouver cet état de concentration absolue. »
Miyazaki veut rencontrer Isao Takahata à travers son film.
« Aujourd'hui, je fais ma première tentative sur la partie E », explique-t-il. « La place de Paku-san est au centre. Je ne devrais pas le dire, mais c'est le grand-oncle. Il ne me répond pas, mais je sens sa présence. »
Il décrit ensuite l'état d'esprit dans lequel il se plonge pour travailler.
« Je ne construit pas l'histoire intellectuellement. Je soulève le couvercle de mon esprit. Les idées montent jusqu'à la surface depuis les profondeurs de l'esprit. Je parle du cerveau primitif. De cette partie ancestrale, reptilienne. Il est très sauvage, mais la plupart du temps, il est sous contrôle. Il faut devenir un peu fou pour ouvrir les portes du cerveau. C'est difficile de revenir à la vie normale, après. Je suis coincé dans le monde que j'ai créé. »
« Combien d'années ça va prendre ? Si les e-konte sont terminés, je peux mourir et les autres finiront le travail. »
Il se tourne vers Kazuyoshi Katayama, assistant réalisateur : « Pas vrai, Katayama-kun ? »
Novembre 2018
« J'ai jeté la partie E », lance amèrement Hayao Miyazaki. « On repart à zéro. Le grand-oncle arrivait trop tôt. II doit arriver vers la fin. Ce film, c'est une plaie. »
« Qu'est-ce qui n’allait pas ? », l’interroge Kaku Arakawa.
« Tout était ennuyeux. »
Le temps passe sans que Miyazaki puisse retrouver l’esprit de Takahata.
« Quel est le thème du film ? Je m'y perds. Je pense tout le temps à Paku-san. »
Ses collaborateurs ont accroché des décorations du Nouvel An, destinées aux dieux, derrière sa table.
« Vu d’ici, on dirait qu’elles vous sont dédiées », observe Arakawa.
« Ça m'enferme ici. C'est une barrière enchantée. Le dieu de cet autel est prisonnier », ironise le réalisateur.
Son irritation grandit.
« Il est obstiné et c'est comme ça que la colère s'exprime », analyse Suzuki. « Il vieillit. Ses amis meurent. Mais il ne peut pas mourir. Comme Okkotonushi. Il est de plus en plus obstiné et ça se ressent dans ses e-konte. Il pose la question du sens de la vie. « Et vous, comment vivrez-vous ? » (Ndt : traduction littérale du titre du film au Japon). Pour y répondre, il doit montrer l'exemple. Je crois que c'est ce qu'il fait. Il semble souffrir, mais il prend aussi du plaisir. Qu'est-ce qu'il en retire ? Quelle est sa raison d'être ? »
Lors d’une projection des rushes du film, Miyazaki lance une nouvelle pique :
« Personne ne veut s’asseoir à côté de moi ? »
« C'est involontaire », lui répond tout sourire Takeshi Honda.
Ce jour-là, 28 nouveaux plans et 21 plan corrigés sont à valider. À cette période, les scènes d’ouverture du film sont finalisées. Mahito, le personnage principal, est un garçon qui n'exprime pas ses sentiments. Une figure rare dans la filmographie de Miyazaki.
Les animes de Hayao Miyazaki renaissent avec Takeshi Honda.
« Tout a l'air bien », valide Hayao Miyazaki à la sortie de la projection.
Mais à peine a-t-il prononcé ces mots qu’il se ravise en entrant avec Toshio Suzuki dans le bureau du producteur.
« Attends avant de me donner ton avis », lâche-t-il. « J'essaie aussi de me faire une raison. Je n'ai pas aimé cette scène. On dirait du Evangelion. »
Suzuki, amusé : « Oui, c’est sûr, c'est une nouvelle approche. »
Miyazaki : « C'est différent. Evangelion a emménagé chez nous. »
Suzuki : « Disons que c'est très moderne. »
Miyazaki : « Je ne sais pas quoi dire. Je retourne au travail. »
Décembre 2018
Après réflexion, il revient sur ces plans : « Je pense que ce n’était pas négatif. C’est différent, tout simplement. »
Hayao Miyazaki vit à travers ses films. C’est pour lui un moyen de retrouver Isao Takahata.
« Je n’ai pas peur », confie-t-il en évoquant la mort. « On ne peut pas savoir. Ce n’est pas moi qui m’approche d'elle, c’est elle qui se rapproche de moi. »
31 décembre
Hayao Miyazaki est toujours en proie à des troubles de la mémoire. Ce jour-là, il cherche une gomme.
« Elle est peut-être au premier étage ? Mes gestes n'ont ni queue ni tête. Sûrement un coup de Paku-san. Rends-la-moi, s'il te plaît. »
Huit mois ont passé depuis la disparition d’Isao Takahata, mais son ombre plane toujours. Miyazaki reste hanté par l’influence du défunt.
Le dénouement du long métrage Nausicaä de la Vallée du Vent lui avait été suggéré par Takahata. Les premières scènes de Mon voisin Totoro également. Pour Takahata, le déménagement de Satsuki et Mei devait être une aventure à part entière, un bouleversement exaltant pour les deux sœurs en bas âge. Il était essentiel de capturer leur joie à travers le mouvement des corps.
« Miya-san a repris les idées qu’il lui avait soufflées », se remémore Toshio Suzuki. « Elles sont devenues des scènes cultes. Il aurait pu refuser, mais il ne pouvait pas lui dire non. »
Ainsi, Takahata est partout, infiltrant chaque film.
« Je fais ce film pour lui échapper », avoue le réalisateur. « Pour refermer enfin ces blessures ouvertes. »
Janvier 2019
Hayao Miyazaki fête ses 78 ans.
« Si elle se fend, j'arriverai à finir les e-konte », se rassure Hayao Miyazaki face à une bûche, une hache à la main.
Le morceau de bois finit par céder. Il jubile : « Victoire ! »
Un an s’est écoulé depuis la disparition d’Isao Takahata, les e-konte sont enfin terminés.
« Ça ressemble à Paku-san, non ? », lance-t-il. « Je l'ai enfin enterré dans mes e-konte. »
Miyazaki revisite le souvenir de Takahata. À la fin du film, Mahito rencontre le grand-oncle qui lui demande de prendre sa succession. Le monde créé par Takahata est finalement détruit.
« Je suis épuisé », souffle Miyazaki. « Je l'ai tué. »
Mais cette délivrance a un prix. Il a l’impression d’avoir vieilli de trois ans. Il se compare à un cerf-volant dont le fil a été coupé. Il pensait tourner la page en intégrant ces adieux au film. Pourtant, il sent que ce n’est pas si simple.
Désormais, son quotidien se résume à corriger minutieusement un à un les dessins des animateurs. Mais son crayon refuse d’avancer. Il est bloqué depuis quatre jours.
« Quel est le problème avec ce dessin ? », demande Kaku Arakawa.
« Je ne peux pas l’expliquer », répond vaguement Miyazaki.
La disparition de Takahata l’a libéré de ses chaînes. Mais elles l’ont peut-être privé de sa magie...
Juillet 2021
« Est-ce que ses corrections avancent ? », demande Kaku Arakawa en s'adressant à Toshio Suzuki.
« On dirait qu'il corrige les mêmes plans tous les jours », répond le producteur. « Il n'arrive pas à dessiner. Je sens que le danger rôde. Il y a l'odeur de la mort. »
Le réalisateur, troublé, découvre un plan qu’il n’a jamais contrôlé.
« Quoi ? », s’étonne Suzuki.
« Je le découvrais pour la première fois. Si ça se reproduit, je vais dérailler. »
Hayao Miyazaki pointe du doigt un détail qui le dérange à l’écran.
« C'est ce que j'ai vu ? Ce n'était pas différent ? Je dis parfois que j'ai vu des choses, alors que non. Bon, je comprends. Partons là-dessus. »
Toujours immergé dans son film, il peine à renouer avec la réalité.
« C'est très étrange. J'ai un peu trop ouvert mon cerveau. Je ne peux pas le refermer comme ça. J'ai sûrement oublié comment. Le couvercle est coincé, maintenant. C'est peut-être ce que ça fait quand on devient fou. Je suis allé à la limite de la folie. J'ai besoin de le faire. Sinon le résultat est ennuyeux. Mais s'il reste ouvert longtemps… Je ne sais pas ce qui pourrait se passer. Une fois ouvert, le couvercle pourrait ne plus se fermer. Je n'avais encore jamais parlé de ça. Quand j'ouvre mon cerveau, j'en paie toujours le prix. Le retour est difficile. Je voyage dans mon esprit. Je prends le risque de faire ce voyage. Paku-san prenait le même risque. Aujourd'hui, il est mort. »
« Ça n'a jamais été dur à ce point », se confie Suzuki. « Il faut que je lui demande s'il est obligé de tout vérifier. C'est dur pour lui d'être impliqué dans la production. C'est dur pour lui de rester assis là. Comment pourra-t-il être heureux pendant le temps qu'il lui reste ? »
Sur la terrasse du studio Ghibli, Miyazaki contemple l’horizon. Arakawa le rejoint.
« Parfois, j'aimerais que Paku-san revienne », confie le réalisateur. « Quand j'avais besoin d'une oreille critique, je m'adressais à lui. Je veux lui demander comment c'est. »
Dans des images d’archives, la voix de Takahata résonne : « Miyazaki doit changer de méthode de travail. Il a besoin d'une nouvelle approche. Ça mettra du temps. Mais je crois qu'il y arrivera. D'une façon ou d'une autre, ça marchera. »
Septembre 2022
Hayao Miyazaki découvre la chanson Chikyûgi, composée par Kenshi Yonezu pour le générique de fin.
« Vous avez beaucoup influencé ma vie, c'en est presque gênant », confie le musicien ému. « Vous êtes une étoile polaire pour moi. »
Vient ensuite l’enregistrement des voix au studio Ghibli. Les acteurs de doublage prennent place :
Sôma Santoki (Mahito)
Masaki Suda (le héron)
Yoshino Kimura (Natsuko/la mère de Mahito)
Kô Shibasaki (Kiriko)
Aimyon (Himi)
Kaoru Kobayashi (Le vieux pélican)
Karen Takizawa (Les Warawara)
Shôhei Hino (le grand-oncle)
Takuya Kimura (Shôichi, le père de Mahito)
Puis Joe Hisaishi pour la musique :
Sur un écran, Mahito savoure une tartine de pain et de confiture.
« C'était dur de dessiner de la confiture », grimace Miyazaki en direction de la caméra.
C’est Masaki Suda qui prête sa voix au héron. L’acteur/chanteur tente de modifier son timbre de voix.
« C'était très bien », le rassure Miyazaki. « Mais ta gorge va tenir le coup ? »
Lorsque Takuya Kimura arrive, Miyazaki lui lance : « Fais ce que tu sais faire. Je te fais confiance. »
Kimura, qui avait déjà doublé Hauru dans Le château ambulant, incarne cette fois le père de Mahito.
Amusé, il taquine le réalisateur : « J'ai remarqué qu'il n'y avait pas de particule « no » dans le titre du film. C'est inhabituel pour Ghibli. »
Miyazaki acquiesce : « Tu as raison. Il y a presque toujours un « no ». Est-ce qu'on en ajoute un ? »
Suzuki tranche aussitôt : « Pas question ! »
Miyazaki insiste, malicieux : « Kimi-tachi wa Dô Ikuru NO ? »
« Il ne supporte pas de s'ennuyer », explique Takeshi Honda. « Il dit qu'il va arrêter. Il fera un autre film, je pense. »
« Vous pensez ? », demande Kaku Arakawa.
« J'espère qu'il en fera un autre. »
Décembre 2022
Le film est terminé.« Quelle plaie ! », peste Hayao Miyazaki. « Je termine quelque chose et je m'aperçois que la vie continue. J'aimerais que Paku-san soit là et qu'il prépare un nouveau film. »
Sur l’écran, le grand-oncle s’adresse à Mahito : « Mahito […] retourne dans ton monde. »
Pour cette réplique en fin de métrage, jouée par Shôhei Hino, Miyazaki a une idée bien précise de l’intonation qu’il veut entendre. Il fait refaire la prise au doubleur encore et encore, jusqu’à obtenir exactement l’émotion recherchée.
Générique de fin
Hayao Miyazaki donne la touche finale à ce qui ressemble à un panneau pour une exposition.
« Retrouver le monde réel, quelle plaie ! », bougonne-t-il.