Les 2 399 jours de Ghibli et de Hayao Miyazaki
Pendant plus de 6 ans, à nouveau, le réalisateur Kaku Arakawa a suivi Hayao Miyazaki et le studio Ghibli dans le processus de création du film événement Le garçon et le héron. Pendant 2 399 jours, il a été le témoin privilégié de la renaissance du studio d'animation japonais le plus célèbre au monde et du retour de Hayao Miyazaki à la réalisation, affecté par la disparition de son compagnon de route, Isao Takahata.
Conformément à la volonté du producteur Toshio Suzuki de maintenir un certain mystère autour du film, le documentaire de 88 minutes n'a été diffusé que le 16 décembre 2023 sur la chaîne japonaise NHK, bien après la sortie du film dans les salles japonaises.
Nous vous présentons ici une adaptation française du contenu de ce documentaire.
Le retour de Hayao Miyazaki
En septembre 2013, Hayao Miyazaki annonce très médiatiquement prendre sa retraite de la réalisation de longs métrages. Cependant, trois ans plus tard, en juillet 2016, il surprend le public en exprimant son désir de revenir à la réalisation, en envisageant un nouveau projet cinématographique.
« Pourquoi êtes-vous de retour ? », interroge Kaku Arakawa, le réalisateur du documentaire.
Hayao Miyazaki répond : « Parce que j’ai oublié d’avoir dit que je prenais ma retraite. »
Toshio Suzuki commente en plaisantant : « Miya-san est comme ça, il est menteur. »
Une collaboratrice ajoute avec humour : « Miyazaki est comme Pierre dans le conte. À force de crier qu’il va prendre sa retraite, plus personne ne le prend au sérieux. »
Miyazaki conclut avec une pointe d'autodérision : « C'est dans la nature des créatifs. Ils ont une certaine facilité à mentir. »
« Miya-san souhaitait continuer à travailler », explique Suzuki. « Mais j’étais inquiet. C’est un très grand cinéaste et s’il venait à créer quelque chose qui n’était pas à sa hauteur, ce serait catastrophique. Ça arrive fréquemment dans ce milieu. »
Pour éviter cela, le producteur a décidé d’associer le réalisateur à Takeshi Honda, animateur émérite du studio Khara. Suzuki a personnellement négocié avec Hideaki Anno pour le recruter, bien que ce dernier ne fût pas très satisfait de devoir s'en séparer.
Avril 2018 - Disparition d’Isao Takahata
Isao Takahata était la seule personne que Hayao Miyazaki redoutait.
« Je me demande pourquoi il a fait ce film inintéressant sur les tanuki ? », plaisante Miyazaki. « Les tanuki ne sont pas tous mort. Ils sont toujours là ! »
Jusqu'à présent, Miyazaki n'avait jamais exprimé de propos désobligeants à propos de Takahata devant une caméra. « Nous avions une relation d'amour et de haine. » déclare-t-il. « C'est ainsi. »
Février 2012
Hayao Miyazaki éprouvait une profonde admiration pour la capacité d'Isao Takahata à réaliser ses idées.
Lors de la réalisation de ses propres films, Miyazaki s'efforçait toujours de respecter les échéances, tandis que Takahata n'y accordait que peu d'importance, comme lors de la production du Conte de la princesse Kaguya, qui accusa un sérieux retard.
« Si vous voulez sortir le film pour l’été prochain... », commence le producteur Toshio Suzuki, avant de demander d’arrêter la caméra.
« Si nous en sommes en retard, c’est entièrement ma faute. Mais je ne le rattraperai pas », déclare froidement le réalisateur. « C’est comme ça et je m’en fiche. Cela s'est déjà produit sur Le tombeau des lucioles. »
« Le fantôme de Paku-san rôde tout autour de moi », déclare Miyazaki. « Arrête de m’embêter ! »
« Miya-san a longtemps pleuré à la sortie de Pompoko, car le film dépeint leur jeunesse », précise Suzuki. « Shôkichi ressemble à Takahata. Gonta c’est Miyazaki. C’est un personnage courroucé et qui mord. Mais j’ai l’impression que c’était un amour à sens unique, de Miyazaki pour Takahata. »
Mai 2018 - Cérémonie d’adieu à Isao Takahata, musée Ghibli
« Paku-san m’a tout appris », déclare Hayao Miyazaki dans son hommage à Isao Takahata. « Nous nous sommes rencontrés il y a 55 ans. Nous n’étions pas satisfaits de notre travail. Nous aspirions à aller plus loin. Grâce à toi, j’ai appris à ne jamais baisser les bras. Je te remercie pour tout. »
« Suite à la disparition d’Isao Takahata, est-ce que votre point de vue par rapport à votre travail a changé ? », questionne Kaku Arakawa. « Non, pas du tout », lui répond Miyazaki.
Miyazaki a maintenant posé son crayon et tient une cigarette sans l’allumer.
« Je n’aurais jamais imaginé que sa disparition pèserait autant sur mon cœur. Je n’accepte toujours pas qu’il ne soit plus là. »
Pendant le premier mois suivant la disparition de Takahata, Miyazaki demeure incrédule.
« Je pensais que ce serait terminé, mais il y a encore beaucoup de chose que je n’arrive pas régler dans ma tête. C’est comme ça. Parce que j’ai rencontré Paku-san. »
Juin 2018
L’avancement des e-konte (storyboard) est au point mort depuis plus de 2 mois.
« Son visage dans le cercueil était apaisé », partage Hayao Miyazaki. « Il n’a plus besoin de créer de films. Il est devenu Raijin, le dieu du tonnerre et des éclairs. Je ne sais pas où il s’en est allé, mais j’ai l’impression qu’il est ici, dans ma chambre. Il apparait souvent dans mes rêves et je me demande s’il s’agit de songes ou d’illusions. »
Quelques temps plus tard, le personnage du grand-oncle fait son entrée dans l’histoire. Il fait face à Mahito, le personnage principal. Son modèle est Paku-san. Takahata n’est pas mort.
« Pour Miyazaki, la vie réelle se trouve dans les films », explique Toshio Suzuki. « Et la vraie vie n’est qu’illusion. »
Août 2018
Ce sont les vacances d’été et Kaku Arakawa rend visite à Hayao Miyazaki dans son chalet où il avance sur les e-konte du film. Beaucoup ont été élaborés à cet endroit. Miyazaki progresse, mais il n’écrit rien sur le personnage du grand-oncle.
Il guide Arakawa vers un lieu qui semble tout droit sorti d’une scène du film Le vent se lève, à la recherche d’Isao Takahata.
« Il y avait deux chiens par ici avant, mais l’un est mort », explique Miyazaki. « Tu te sens triste ? Tu te sens vieux, comme moi ? », demande-t-il au chien.
Hayao Miyazaki et Isao Takahata : amour et détestation
Extrait d’un reportage sur la sortie de Souvenirs goutte à goutte :
« Que représente Isao Takahata pour vous ? », interroge le journaliste.
« C’est Paku-san », répond Miyazaki.
« Et pour vous ? »
« J’attends de Miyazaki qu’ils réalisent des films toujours différents », répond Takahata.
Miyazaki semble embarrassé.
Avant de rencontrer Takahata, Miyazaki était un jeune homme à la personnalité différente. Il était sombre. Sa mère était malade et sans espoir de guérison. Dans Mon voisin Totoro, le personnage de Satsuki, qui s'inquiète pour la santé de sa mère sans montrer sa tristesse face à elle, rappelle le réalisateur dans son enfance.
« J’étais introverti, sombre et sensible au regard des autres », confie Miyazaki. « Il m’arrivait parfois d’être perdu sur le quai d’une gare, sans savoir quelle direction prendre. Et puis, j’ai rencontré Paku-san. »
« Il était de 5 ans mon ainé à Tôei Dôga et ses exigences semblaient irréalisables pour le jeune animateur que j’étais alors », ajoute Miyazaki. « Pour Horus, prince du soleil, Paku-san m'avait demandé de dessiner le visage profondément narcissique d’Hilda en pleurs. Et je déteste ce genre de chose. »
Miyazaki avait un profond respect pour Takahata. Auparavant, son style d'écriture était malhabile, tandis que celui de Takahata était mature. Et au fil du temps, l'écriture de Miyazaki a commencé à ressembler de plus en plus à celle de Takahata.
« Son amour et son respect pour Takahata était à ce point-là », explique Toshio Suzuki.
Pour Takahata, Miyazaki a consacré son talent sur chaque plan de la série Heidi. À l'époque de sa diffusion, la série a connu un immense succès, dépassant les 20 % d'audience.
« Mais à force, cet amour à sens unique a brisé notre relation », confie Miyazaki. « Je lui ai dit, mais il n’a pas écouté. Et j’ai fini par le détester. »
Jusqu’alors, les deux hommes regardaient dans la même direction. Mais à la fin de la production de la série Marco / 3 000 lieues en quête de mère, les idées de Miyazaki sont de moins en moins acceptées par Takahata et leur relation a commencé par péricliter.
Conan, le fils du futur marque le premier projet en solo de Miyazaki. Il y a travaillé comme un forcené, intégrant des idées refusées par Takahata. Cependant, dès le 8e épisode, Miyazaki était épuisé et ne pouvait plus dessiner les e-konte. C'est à ce moment que Takahata est intervenu pour l'aider. Et grâce aux e-konte dessinés par Takahata, le monde de Conan a considérablement évolué pour devenir une œuvre inoubliable.
« J'ai bénéficié de l'aide de Paku-san à cette époque parce que je manquais d'expérience, et je lui en suis reconnaissant », se remémore le réalisateur.
Par la suite, Miyazaki accepte de continuer à travailler avec Takahata sur Anne, la maison aux pignons verts. Mais, sur cette série, c’est Yoshifumi Kondô qui a pris sa place comme bras droit du réalisateur.
« Il était jaloux », raille Suzuki. « Il n’a plus besoin de moi, mais de Kon-chan ! »
Dessins de reconstitution : Takeshi Honda.
C’est à cette époque que Suzuki est apparu et lui a demandé de dessiner un manga. Ce sera Nausicaä de la Vallée du Vent qui deviendra ensuite un film. Pour cette adaptation, Miyazaki a demandé à Takahata d’en être le producteur.
« Il a ensuite immédiatement voulu aller boire avec moi », se souvient Suzuki. « Il a commencé à boire de la bière et a enchainé avec du saké. Je n’ai jamais vu Miya-san aussi saoul que ce jour-là. Il s’est mis à pleurer et a difficilement trouvé ses mots : « J’ai travaillé pour Paku-san pendant 15 ans et il ne m’a jamais rien donné en échange. » »
Dessins de reconstitution : Takeshi Honda.
« Pourquoi avoir décidé que ce serait Paku-san le producteur ? », demandera Suzuki. À quoi Miyazaki répondra : « Le producteur ne peut pas intervenir dans la création, et il ne pourra pas imposer ses idées cette fois. Ce sera une situation difficile pour lui. »
C’est ce qui a motivé Miyazaki de réaliser ce film selon le producteur.
Et finalement, cette vengeance bouleversera toute la suite de la carrière de Miyazaki.
Le difficile Takahata attribuera la note de 30/100 au film dans un entretien proposé dans le Roman Album.
« Dans ce genre de situation, Miya-san devient fou », explique Suzuki. « Il a déchiré en deux à la force des mains son exemplaire de 190 pages. »
Dessins de reconstitution : Takeshi Honda.
Plus tard, Takahata expliquera la raison de cette note sévère.
« Tout le monde aurait mis 100 à ce film. Mais moi, en lui mettant un 30, je savais qu’il serait furieux et qu’il ferait ensuite plus d’efforts pour réaliser un film qui vaudrait 100. Ce 30 était une invitation à se surpasser. »
Miyazaki continuera de travailler pour créer des films afin d’obtenir les félicitations de son aîné. C’est à ce moment que l'on observera une similitude dans toutes ses œuvres, qui débuteront systématiquement par une scène de départ, comme pour Horus, prince du soleil, le premier film qu'ils ont créé ensemble.
« Lorsque Miya-san a annoncé sa retraite, Paku-san était en colère après lui », explique Suzuki. « Il lui a dit que la retraite n’existait pas pour les réalisateurs. Et c’est un peu lui qui l’a poussé à reprendre le travail. »
« Est-ce que vous rêvez lorsque vous dormez ? », demande Arakawa à Miyazaki.
« Je fais toujours le même rêve et il y a toujours Paku-san dedans », lui répond le réalisateur. « Il a toujours été l’exemple à dépasser. Il est toujours avec moi. »
Toshio Suzuki/l’homme héron, guide de Hayao Miyazaki/Mahito
Avec ce film, Hayao Miyazaki entreprend un nouveau voyage pour surpasser Isao Takahata, à l'instar de Mahito. Devant lui se dresse une tour qui évoque Ghibli, et Takahata se trouve à l'intérieur. Cependant, Miyazaki redoute de partir en voyage seul, d'où son désir d'être accompagné du producteur Toshio Suzuki/l'homme héron.
« Beaucoup d’amis déjà partis sont présents », explique Miyazaki. « Yacchin (Ndt : la coloriste Michiyo Yasuda, décédée en 2016) est de retour. »
En un sens, le film reflète sa vie. Ayant rencontré Takahata, il perd peu à peu son innocence.
« Ce sera mon dernier voyage », ajoute le réalisateur.
Septembre 2018
2 ans de production. Les lumières du studio Ghibli se sont éteintes lorsque Hayao Miyazaki a annoncé sa retraite, mais aujourd'hui, une vie nouvelle y renaît. Le studio bourdonne à nouveau d'activité. Cependant, le personnage du grand-oncle semble figé. Comme si Miyazaki craignait de se retrouver face à Isao Takahata.
« Est-ce que le petit vieux dessiné à côté de vous, c’est Takahata ? », demande Kaku Arakawa.
10 octobre 2018
L’équipe du film est en voyage d’entreprise, comme c’était la tradition avant la fermeture du studio.
« Le studio Ghibli est mort une fois », observe Hayao Miyazaki. « Bien que je reconnaisse toujours des visages familiers, c'est désormais un tout autre studio. »
En de telles occasions, Isao Takahata était toujours présent. Le réalisateur se retire tôt pour aller se coucher.
« On m’a toujours dit que je mourrais en premier », se désole-t-il. « Pourtant, c’est moi qui reste. Pourquoi est-ce que je reste en vie aussi longtemps ? »
Ce genre de questions lui accapare l’esprit.
Le couvercle du cerveau s’ouvre
Le retour de voyage de Hayao Miyazaki s'accompagne d'un accroissement apparent de troubles de la mémoire, une manifestation de sa concentration intense, signalant son plongeon dans une phase créative. Il souhaite se concentrer uniquement sur le film et se libérer du quotidien.
« Durant la production du Château ambulant, Il avait déjà atteint ce degré extrême », se remémore Toshio Suzuki. « Je pense qu’il veut retrouver ce degré de concentration pour la création. »
Miyazaki veut aller à la rencontre d’Isao Takahata à travers son film.
« C’est la première fois que j’aborde cette partie du film », explique le réalisateur. « C’est bien d’y retrouver Paku-san. Il ne faut pas prononcer son nom, mais c’est bien lui. Il devait se retrouver au centre du monde. Je me demande ce que je suis en train de réaliser... »
Il décrit l'état d'esprit dans lequel il cherche à se plonger pour travailler.
« Ce n’est pas un état rationnel. Le couvercle de mon cerveau s'ouvre, libérant quelque chose de puissant des tréfonds du cerveau primitif. En tant qu'être humain, il faut apprendre à maîtriser cela. Toutefois, il faut être un peu fou pour ouvrir ce couvercle et libérer cette agressivité. À ce stade, il devient complexe de revenir à la réalité. À présent, je suis plongé dans le film. »
« Je ne peux pas encore déterminer la durée nécessaire pour terminer. Mais une fois les e-konte achevés, au pire, Kazuyoshi Katayama (Ndt : crédité assistant réalisateur au générique du film) pourra prendre la relève. »
« N'est-ce pas, Katayama-kun ! », lui lance-t-il.
Novembre 2018
« La partie E est ratée », s'exaspère Hayao Miyazaki. « Il faut tout recommencer. Tout ça à cause du grand-oncle. J’aurais dû introduire le personnage vraiment à la toute fin. Je suis en train de faire un film chiant. »
« Et qu’est-ce qui n’allait pas ? », questionne Kaku Arakawa.
« Tout. Ce n’était tout simplement pas intéressant. »
Le temps s’écoule sans que Miyazaki puisse rencontrer l’esprit de Takahata.
« Si on me demande ce que c’est que ce film, moi-même je ne peux pas donner la réponse. Je ne pense qu’à Paku-san. »
Des collaborateurs ont accroché des décorations du Nouvel An à l’attention des dieux devant le bureau de Miyazaki.
« Est-ce que c’est par respect pour vous ? », demande Arakawa.
« Non, c’est une barrière pour m’empêcher de sortir et me contraindre à travailler », ironise le réalisateur.
Miyazaki est de plus en plus agacé.
« Okkotonushi ne meurt pas ! », déclare Suzuki. « Son désir de vivre est de plus en plus fort. C’est bien gravé sur les e-konte. C’est véritablement « Et vous, comment vivrez-vous ? » (Ndt : traduction littérale du titre du film au Japon). Et comme c’est cette question qu’il pose, il se doit d’être un exemple lui-même. Et j’ai l’impression que c’est ce qu’il fait, il montre l’exemple. C’est mentalement difficile, mais en même temps, il se sent bien. »
« Pourquoi il n’y a personne à côté de moi ? », ironise à nouveau Miyazaki lors de la projection de rushes du film.
« Ce n’est pas voulu », lui répond gêné un collaborateur.
Ce jour-là, il y a 28 nouveaux plans et 21 plans corrigés à contrôler. À cette période, les scènes de début sont finalisées. Mahito, le personnage principal, est un garçon qui n’exprime pas ses sentiments. C’est une figure rare dans la filmographie du réalisateur.
Les animes de Hayao Miyazaki renaissent avec Takeshi Honda.
« C’est pas mal... », commente Hayao Miyazaki à la sortie de la séance de projection.
Toshio Suzuki le coupe : « Je sais que tu as quelque chose en tête, mais ne le dis pas. Je m’en empêche aussi. »
Miyazaki : « C’était Evangelion, non ? »
Suzuki : « Oui, c’est sûr, c’est différent. Evangelion s’est installé chez nous. C’est plus moderne. »
Miyazaki : « C’est moderne oui. Je n’ai rien à ajouter. Je ferai avec. »
Décembre 2018
Il commente après coup, les nouveaux plans qu’il vient de découvrir : « Je pense que ce n’était pas négatif. C’est différent, tout simplement. »
Hayao Miyazaki est quelqu’un qui vit au travers de ses films. C’est pour lui un moyen de retrouver Isao Takahata.
« Je n’ai pas peur », se confie-t-il en évoquant la mort. « On ne peut pas savoir. Ce n’est pas moi qui m’approche de la mort, c’est la mort qui se rapproche de moi. »
31 décembre
Hayao Miyazaki continue de faire face à des troubles de la mémoire. Ce jour-là, il est à la recherche d'une gomme.
« Elle est peut-être au premier étage ? », lui suggère Kaku Arakawa.
Miyazaki répond : « Non, je ne l’utilise jamais là-haut. C’est étrange. Peut-être que Paku-san l'a prise. »
Huit mois se sont écoulés depuis la disparition d’Isao Takahata, mais Miyazaki reste hanté par l’ascendance persistante du défunt.
Le dénouement de l'adaptation en long métrage de Nausicaä de la Vallée du Vent lui avait été suggéré par Takahata, tout comme les scènes de début de Mon voisin Totoro. Pour lui, le déménagement devait constituer une aventure, particulièrement pour des enfants en bas âge comme Satsuki et Mei. Il était essentiel de capturer leur joie à travers le mouvement des corps.
« Miya-san a utilisé les idées qu’il lui avait soufflées », se rappelle Toshio Suzuki. « Elles sont devenues des scènes cultes. Il aurait pu refuser de les utiliser, mais il ne pouvait pas lui dire non. »
Ainsi, l'ombre de Takahata plane au-dessus de Miyazaki dans plusieurs de ses films.
« C’est ce sentiment de blessures ouvertes qui me pousse à créer le film, pour échapper à son emprise », avoue le réalisateur.
Janvier 2019
Hayao Miyazaki fête ses 78 ans.
« Si j’arrive à couper ce morceau de bois, je pourrais avancer sur les e-konte », se rassure Hayao Miyazaki. Le morceau de bois finit par cèder et Miyazaki jubile. Un an s’est écoulé depuis la disparition d’Isao Takahata, et les e-konte sont enfin terminés.
« Vous ne trouvez pas que le grand-oncle ressemble un peu à Paku-san ? », lance le réalisateur. « J’ai finalement enterré Paku-san avec ces e-konte. »
Miyazaki revisite le souvenir de Takahata. À la fin du film, Mahito rencontre le grand-oncle qui lui demande de prendre sa succession. Le monde créé par Takahata est finalement détruit.
« Je suis épuisé », conclut le réalisateur. « Je l’ai tué. »
Cependant, Miyazaki a payé cher cet état émotionnel. Il a l'impression d'avoir vieilli de trois ans. Il se compare à un cerf-volant sans contrôle, au fil coupé. Il espérait que cette partie du film servirait d'adieux définitifs à son compagnon de route, mais ce n'est pas si simple.
Sa routine consiste désormais à corriger minutieusement un à un les dessins des animateurs. Cependant, son crayon ne fonctionne pas. Cela fait quatre jours qu’il n’avance pas.
« Quel est le problème avec ce dessin ? », questionne Kaku Arakawa.
« Je ne peux pas l’expliquer », répond vaguement Miyazaki.
Avec la disparition de Takahata, les chaînes qui retenaient Miyazaki ont disparu, mais elles l’ont peut-être privé de sa magie...
Juillet 2021
« Que fait Hayao Miyazaki actuellement ? », interroge Kaku Arakawa en s'adressant au producteur Suzuki.
« Il corrige le même plan depuis plusieurs jours », répond ce dernier. « Je m’inquiète... »
Le réalisateur est déconcerté en découvrant l'existence de plans du film qu'il n'a pas contrôlés.
« Comment ça ? », demande Suzuki.
« C’est la première fois que ça m’arrive... Si ça persiste, ça ne va pas aller. Je ne peux pas avoir confiance. »
Hayao Miyazaki pointe du doigt à l'écran ce qui ne lui convient pas.
« Je ne sais pas ce qui s’est passé. Peut-être est-ce une hallucination ? »
Miyazaki semble toujours immergé dans le film, peinant à retrouver le contact avec la réalité.
« J’ai ouvert le couvercle de mon cerveau pour créer un film merveilleux. Peut-être suis-je aux limites de la folie ? Mais sans travailler de cette manière, il est impossible de créer un film intéressant. Quand j'étais jeune, je pensais qu'il fallait être un peu fou pour créer. Maintenant que je suis dans cet état, ce n'est plus aussi amusant... »
« J’ai l’impression que Miya-san a vieilli », se confie Suzuki. « La question est maintenant de savoir comment il peut finir sa vie de façon heureuse. »
Miyazaki se rend sur la terrasse du studio Ghibli, où Arakawa le rejoint.
« Je voudrais être avec Paku-san en ce moment pour lui demander comment ça se passe de son côté », lui avoue le réalisateur. « Il était la meilleure compagnie pour discuter. Vraiment. »
« On ne peut pas toujours continuer à travailler de la même manière en vieillissant », explique Isao Takahata dans des images d’archive. « Il faut s’adapter à de nouvelles méthodes. Et je pense que Hayao Miyazaki sera capable de le faire. »
Septembre 2022
Hayao Miyazaki découvre la chanson Chikyûgi, composée par Kenshi Yonezu pour le générique de fin.
« Je considère Hayao Miyazaki comme l’étoile polaire, comme une influence majeure », déclare le musicien ému. « En disant cela, on pourrait croire que je suis étrange, mais c'est vraiment ce que je pense. »
C’est ensuite aux acteurs de doublage de venir enregistrer leurs répliques au studio Ghibli.
Sôma Santoki (Mahito)
Masaki Suda (le héron)
Yoshino Kimura (Natsuko/la mère de Mahito)
Kô Shibasaki (Kiriko)
Aimyon (Himi)
Kaoru Kobayashi (Le vieux pélican)
Karen Takizawa (Les Warawara)
Shôhei Hino (le grand-oncle)
Takuya Kimura (Shôichi, le père de Mahito)
Joe Hisaishi pour la musique.
La scène où Mahito savoure une tartine de pain et de confiture apparait à l’écran.
« La confiture était dure à dessiner », lance à la caméra un Miyazaki grimaçant.
C’est Masaki Suda qui double le héron. L’acteur et chanteur cherche à modifier sa voix.
« C’était bien ce que tu as fait », lui dit Miyazaki. « En revanche, je m’inquiète si ta gorge va résister jusqu’au bout. »
« Je n’ai pas de consignes à te donner », lance Miyazaki à Takuya Kimura à son arrivée. « Je te fais confiance. »
Kimura était le doubleur de Hauru dans Le château ambulant. Dans le film, il double le père de Mahito.
« C’est rare qu’il n’y ait pas la particule « no » dans le titre d’un de vos films ! », taquine Kimura.
« On peut l’ajouter maintenant », répond Miyazaki.
Suzuki intervient : « Non, c’est impossible. Il n’y a pas la place. »
« Kimi-tachi wa Dô Ikuru NO », insiste le réalisateur.
« Hayao Miyazaki déteste ne plus rien avoir à faire », explique Takeshi Honda. « Il dit qu’il n’a pas de nouveau film ensuite, mais je crois bien qu’il va en faire un autre. »
« Et vous, c’est ce que souhaitez ? », demande Kaku Arakawa.
« Oui, je souhaite qu’il continue. »
Décembre 2022
« Quand vous dites « c’est chiant », ça me donne l’impression que vous redevenez vous-même. »
« Oui, le film est terminé, ce qui signifie que la routine reprend », explique Hayao Miyazaki à une collaboratrice. « J'aimerais bien discuter avec Paku-san. J'aimerais qu'il crée un film. »
« Mahito […] retourne à ton époque », joue Shôhei Hino, le doubleur du grand-oncle dans le film.
Pour cette réplique en fin de métrage, Miyazaki avait une idée précise en tête. Il a demandé à Hino de la refaire plusieurs fois, jusqu’à avoir l’intonation voulue.
Générique de fin
Hayao Miyazaki donne la touche finale à ce qui ressemble à un panneau pour une exposition.
« Le quotidien, c’est chiant... », bougonne-t-il.