Mis à jour : vendredi 26 mars 2021

Entretien avec Hitomi Tateno :
Les chroniques de la guerre du crayon

Les chapitres des Chroniques de la guerre du crayon, votre livre sur votre expérience au studio Ghibli, ont d’abord été publiés dans Neppu (vent chaud), la revue mensuelle du studio Ghibli. Pouvez-vous nous parler des origines de ce projet ?

La publication dans Neppu a débuté au moment de la production de Souvenirs de Marnie. Je ne travaillais pas au contrôle de l’animation à ce moment-là, mais comme animatrice. Je savais déjà que le studio Ghibli allait être dissout, aussi je travaillais dur en me disant que c’était peut-être mon dernier film. Un jour, Mme Hirabayashi du département publication et future éditrice du livre, est venue me voir discrètement. Elle m’a dit qu’il y avait eu une réunion entre M. Suzuki et son département — c’était peut-être pour Neppu — et qu’ils avaient discuté de divers projets. Mme Hirabayashi avait proposé de réaliser des exposés écrits sur les différents responsables des départements du studio Ghibli avant leur dissolution. M. Suzuki avait alors répondu que « ce serait mieux de demander à Mme Tateno d’écrire une autobiographie sur la moitié de sa vie. »
Pourquoi a-t-il eu cette idée ? Je ne peux pas savoir et j’ai peut-être eu peur de lui demander. Comme mon interlocutrice était Mme Hirabayashi et que M. Suzuki était un haut responsable, je n’ai pas voulu le déranger. C’était peut-être un geste paternel de sa part. En tout cas, j’étais étonnée et je ne comprenais pas pourquoi moi, mais je sentais qu’il valait mieux accepter. J’ai donc donné mon accord à Mme Hirabayashi, elle-même gênée par cette demande.
Ça m’a stimulée, mais je sentais que je ne pouvais pas écrire de manière complaisante car j’avais traversé des moments difficiles et douloureux. Je voulais également toucher la limite des choses qu’il ne faut pas dire. Mais je ne voulais pas de l’idée choisie par M. Suzuki au départ : « Je n’ai pas pu me marier à cause de Hayao Miyazaki. » Celle-ci était horrible et pouvait créer un malentendu comme s’il y avait un lien entre moi et M. Miyazaki. Mais c’est vrai que beaucoup de collaboratrices ne s’étaient pas mariées. Elles avaient raté cette possibilité parce qu’elles travaillaient énormément. Je me suis dit que je pourrais peut-être me faire leur porte-parole, témoigner que nous n’avions pas pu nous marier « à cause de M. Hayao Miyazaki et de M. Toshio Suzuki. » J’ai donc rectifié cette idée et dit que « je me suis mariée avec Ghibli » car je passais ma vie à travailler de tout mon cœur pour ce studio. C’était plus honnête. Et c’est comme ça que ça a commencé.
On m’a d’abord demandé de tout consigner dans un cahier, toutes les choses qui me passaient par la tête, de manière chronologique si possible. Ensuite, Mme Hirabayashi virevoltait partout pour vérifier des détails. S’il fallait plus d’informations, elle effectuait les enquêtes complémentaires. Si mes propos n’étaient pas assez littéraires, elles les amélioraient. Nous avons commencé cette série d’articles en travaillant de cette manière. Elle m’a aussi demandé d’apporter des photos.
Mais en cours de rédaction, l’idée d’exposés, la proposition initiale de Mme Hirabayashi, m’est restée. Aussi, j’ai souhaité transmettre quelques enseignements aux gens qui voudraient s’orienter vers l’animation, comme avec mes croquis explicatifs sur la position des pieds dans un cycle de marche. Je voulais que les lecteurs puissent apprendre des histoires intéressantes, des anecdotes de travail avec M. Miyazaki, plutôt que d’écrire quelque chose sur la moitié de ma vie. J’ai voulu transmettre une expérience de travail au plus proche de la réalité.

Comment s’est passée ensuite la publication en livre ?

Assez tôt, en cours de publication dans Neppu, Mme Hirabayashi m’a proposé d’en tirer un livre. J’étais enthousiaste et j’ai proposé différentes choses, comme son titre, Enpitsu Senki (La guerre du crayon), et je voulais que les illustrations soient réalisées par M. Minoru Ôhashi. Je pense que Mme Hirabayashi trouvait mon écriture intéressante, c’est pour cela qu’elle m’a proposé de publier un livre.
Mais Ghibli a été dissout et Mme Hirabayashi et moi-même avons quitté l’entreprise. Durant cette période d’instabilité et de recherche d’un nouvel emploi, cette publication est passée au second plan. Mais grâce au réseau de Mme Hirabayashi, Chûôkôron s’est intéressé à mon livre. C’est ainsi qu’il est sorti chez cet éditeur.
Au début, lorsque Mme Hirabayashi m’a proposé cette publication, et comme je ne connaissais pas le milieu de l’édition, je me suis dit que publier un livre ne se ferait pas facilement. Mais si nous y arrivions, nous toucherions alors un public beaucoup plus large que celui de Neppu.

Comment s‘est fait le choix de l’illustrateur ?

C’est moi qui ai proposé M. Ôhashi. Un jour et par hasard, j’ai vu un de ses dessins. Je me souviens qu’il était tiré de la série TV Anne, la maison aux pignons verts. Il était vraiment mignon. M. Ôhashi n’a pas eu beaucoup d’occasions de prouver sa valeur chez Ghibli, mais il est compétent, même dans ce genre de dessins griffonnés pour le plaisir. Il existe beaucoup de gens comme lui qui sont très bons et qui travaillent principalement dans l’animation. Avec M. Ôhashi notamment, il y a eu des moments difficiles entre nous. Nous nous sommes disputés, mais nous sommes finalement devenus amis. Comme il a du talent, je lui souhaite d’obtenir plus d’opportunités, et pas seulement dans l’animation. J’aime ce qu’il dessine tout simplement. Ses dessins sont magnifiques.

La préface du livre a été écrite par M. Suzuki. Vous l’a-t-il proposé volontairement ?

Non. C’est Mme Hirabayashi qui lui a demandé. Elle a fait beaucoup d’efforts pour la publication du livre. Comme elle travaillait au département publication de Ghibli, elle connaissait bien les rouages de l’édition. Tous les livres concernant Ghibli doivent absolument recevoir l’accord de M. Suzuki, sans cela le résultat sera malheureux. C’est pourquoi elle lui a demandé sa préface comme une sorte d’approbation. Ce n’est pas un livre officiel, mais grâce à cela, il n’est pas loin de l’être.

Dans votre livre, vous ne ménagez pas MM. Miyazaki et Takahata. Vous ont-ils fait des retours ?

Non, pas directement. Peut-être ont-ils été furieux ? Peut-être ont-ils pris cela pour une trahison ? Mais bon, nous sommes des adultes. Depuis mon départ, je suis retournée les voir, mais je n’ai pas cherché à savoir.
Il y a peut-être des choses qui ont été écrites qu’ils ne voulaient pas que je raconte. Je pense que M. Miyazaki n’aime pas qu’on écrive sur lui. C’est toléré si c’est lui-même ou M. Suzuki qui le fait. Mais si c’est quelqu’un d’autre, il ne veut pas. De plus, j’ai écrit sur des sujets difficiles. Il est peut-être triste.
Quant à M. Takahata, je n’en ai pas fait l’éloge. Je n’ai jamais trouvé d’intérêt à lire un livre fade. Je voulais donner un aperçu de ce que j’ai vécu pour que les lecteurs puissent ressentir l’expérience d’avoir travaillé avec eux.
J’étais donc prête à être détestée. Je n’ai pas vérifié si c’est le cas, mais ils ont le droit d’être fâchés après moi.

Pensez-vous quand même qu’ils ont lu votre livre ?

J’ai l’impression que oui. Peut-être ne l’ont-ils pas fait jusqu’au bout. En tout cas, je n’ai jamais eu de retour direct.

Le livre Les chroniques de la guerre du crayon est disponible chez l’éditeur Chûôkôron depuis novembre 2015 (ISBN-10 : 4120047938 /ISBN-13 : 978-4120047930).
Madame Hitomi Tateno continue à dispenser ses conseils en animation sur son compte Twitter @HitomiTateno (japonais).