Le voyage de Chihiro : Analyse
Le voyage de Chihiro est avant tout un magnifique conte, empreint d'une poésie, d'une imagination, d'un sens du merveilleux rarement entrevus dans un long métrage. Mais à travers les splendeurs de cette fable enchanteresse, c'est la philosophie de vie, les préoccupations et les espoirs d'un homme qui transparaissent, c'est le style et la thématique d'un artiste accompli qui affleurent.
Le voyage de Chihiro, un film répondant aux réalisations de Takahata ?
Depuis le début, les films de Isao Takahata et Hayao Miyazaki semblaient souvent se répondre. La déchirante douleur du Tombeau des lucioles s'opposait à la magique insouciance de Mon voisin Totoro. L'univers très personnel de Porco Rosso se démarquait de l'univers réaliste de Souvenirs goutte à goutte. Mais, avec Le voyage de Chihiro, cette pratique n'a jamais été aussi frappante. D'abord les images éblouissantes et hautes en couleurs du film de Miyazaki contrastent avec le style épuré et minimaliste de Mes voisins les Yamada. Ensuite et surtout, le message récurrent du dernier opus de Takahata semble être « c'est la vie » ou encore « tout finira par s'arranger ». Le propos de Miyazaki est tout autre. Le voyage de Chihiro nous apprend en effet que, dans la vie, il faut s'accrocher et ne pas perdre courage. Les deux films sont donc radicalement différents et confirment l'éloignement conceptuel des deux réalisateurs.
Le voyage de Chihiro semble aussi répondre au film de Takahata, Pompoko. En effet les deux œuvres ont des thèmes acteurs communs : les croyances et les divinités japonaises. Or dans Pompoko, les tanuki (incarnant alors les croyances japonaises) sont victimes des humains qui s'approprient peu à peu leur territoire. La situation semble inversée dans Le voyage de Chihiro où l'héroïne est livrée à elle-même dans le monde des dieux. Miyazaki nous montre ainsi que les croyances et les divinités n'ont pas disparu. Elles sont bien vivantes mais enfouies en nous, comme le souvenir de Haku dans le cœur de Chihiro. Mais le réalisateur semble aussi rejoindre le cynisme de son collègue, car il représente les dieux malmenés par les hommes et ils doivent se reposer et se soigner dans les eaux purificatrices d'Aburaya, l'établissement des bains.
La critique de notre société
Dans ce conte moderne, Hayao Miyazaki nous fait découvrir Aburaya, un monde étrange peuplé de dieux. Mais nous pouvons rapidement nous rendre compte que l'établissement des bains n'est autre que la projection de la société moderne et surtout du monde du travail. On peut y découvrir une Yubâba tyrannique et avide d'argent et de profit, incarnant le patronat ; mais aussi des cadres intermédiaires, tels que l'intendant lui aussi victime d'avarice (il ne donnera pas à Sen la décoction qu'elle lui a demandée). On y rencontre aussi les ouvriers, les hommes grenouilles, et les Susuwatari rendus esclaves et sujets à peu d'évolution dans la société. En la plongeant dans ce monde Miyazaki lève le voile que Chihiro a devant les yeux. Jusqu'à présent elle était protégée par le cocon familial et son milieu aisé. Mais maintenant elle est confrontée à un environnement difficile et devra prendre des initiatives et ses responsabilités. Avec Chihiro, Miyazaki semble donner un espoir à son public ; en effet Chihiro, par sa détermination et son naturel, semble complètement passer outre la hiérarchie et les barrières sociales (qui d'autre qu'elle ose monter au dernier étage d'Aburaya ?).
Le réalisateur dénonce également tout au long de son film l'hyperconsommation et la société corrompue par l'argent. Cette critique apparaît très tôt dans le film. Elle est d'abord véhiculée par le père de Chihiro. Lorsqu'il s'attable sans même avoir eu l'autorisation du personnel du restaurant. Il rassure Chihiro en lui disant qu'il a son porte monnaie sur lui et même qu'en cas de problème il avait sa carte bleue. Comme si l'argent pouvait tout acheter, même faire oublier son sans-gêne.
Une autre grande victime de l'hyperconsommation dans le film est le « sans-visage ». Il pense pouvoir tout acheter avec l'or qu'il fabrique : ses repas, l'attention de ses serviteurs et même l'amour. Mais il se heurte à Chihiro qui n'accepte pas ses cadeaux. Devant son or, elle lui avouera qu'il ne peut pas lui donner ce qu'elle veux. Le « sans-visage » ne comprend pas qu'elle n'a besoin que du nécessaire, alors que lui dévore tout sans même avoir faim, pour apaiser son insatisfaction, son besoin du toujours plus... Dans son désespoir, il est alors rongé par sa deuxième personnalité. On peut remarquer qu'il possède dans ces moments une chevelure qui témoigne de sa transformation ; une métaphore pour le rendre plus humain dans sa folie ?
Un troisième personnage est révélateur de la société de consommation japonaise. Bô, le poupon géant de Yubâba incarne, selon Miyazaki, « l'absolue bêtise des mères japonaises qui cherchent à être aimées à n'importe qu'elle prix. C'est la raison principale pour laquelle Yubâba a besoin de gagner tant d'argent : elle dépense tout pour son bébé. Elle en a fait un monstre, celui qu'il y a en elle. [...] En faisant des enfants un rouage économique, nous fonçons vers un enfer que nous avons nous-même créé. »
Enfin que dire du personnel des bains, totalement accaparé par l'appât du gain ? Avec l'arrivée du « sans-visage » la folie de l'or s'empare de tout ce petit monde, aussi pathétique dans son comportement que dans sa condition.
Miyazaki se heurte ici à notre société contemporaine. Il avait imaginé dans Conan, le fils du futur, une société communautaire à l'image de ses convictions de l'époque. Au fil de sa filmographie, la pensée de Miyazaki est devenue plus pessimiste. Dans Le voyage de Chihiro, Miyazaki semble avoir totalement oublié ses rêves utopistes, il porte désormais un regard lucide sur notre société et nous en propose un portrait réaliste et critique, malgré le cadre imaginaire du film. La pensée de Miyazaki a véritablement évolué. La solution n'est plus collective, mais individuelle. En effet, le personnage de Chihiro semble prouver qu'avec beaucoup de courage et de volonté, chacun peut s'en sortir, et ce, même au sein d'une société bridée par les hiérarchies et par les comportements stéréotypés.
Culture japonaise
« Ceux qui ont oublié leurs attaches sont condamnés à disparaître. » Pour Hayao Miyazaki, l'identité d'un peuple ou d'un pays est liée à son histoire, à sa culture. Renouer avec ses racines, à travers l'animisme notamment, est peut-être le thème le plus important dans l'œuvre de Miyazaki car il englobe finalement tous les autres. C'est le propos majeur de Mon voisin Totoro, de Princesse Mononoke, du Château dans le ciel, de Nausicaä de la Vallée du Vent et même de Porco Rosso dans une optique plus individualiste : la personnalité d'un homme comme celle d'un peuple est lié à son passé.
Le voyage de Chihiro ne déroge pas à la règle. Le film fait évoluer le personnage le plus normal et le plus actuel jamais imaginé par Miyazaki dans un monde imaginaire mais profondément ancré dans la culture japonaise. L'histoire elle-même se réfère à des contes populaires traditionnels et le folklore japonais devient ici le vivier d'une formidable troupe d'acteurs. Qui en dehors du Japon pourrait être sensible à cette atmosphère si particulière ? En fait c'est l'affirmation même de l'identité japonaise qui renforce l'intérêt pour le film, autant pour les non-japonais que pour le peuple nippon qui redécouvre la richesse de son patrimoine culturel et les valeurs simples qui guidaient autrefois leurs pensées et leur mode de vie.
Certaines anciennes cultures croient que toute chose ou personne a un « véritable » nom et que lorsque l'on connaît ce nom, on détient le pouvoir sur la chose. Ainsi les mots étaient utilisés avec une extrême attention. Miyazaki croit également en l'importance des mots et en leur signification ; mais de nos jours ils perdent de leur substance car ils sont pris avec trop de légèreté et sont vidés de leur sens. C'est par le pouvoir des mots que Chihiro va réussir à se faire une place, mais aussi que Yubâba parvient à lui dérober son identité. Retrouver son nom dans Aburaya est la clef de la liberté. Le réalisateur parle mieux que quiconque de l'importance de la parole dans sa note d'intention.
D'autres scènes sont des allusions directes à des rites ou croyances japonaises. Ainsi, lorsque Chihiro écrase le ver qui rongeait Haku, elle fait se joindre ses deux index et trépigne devant Kamajî. Celui-ci passe alors sa main entre les deux index, comme pour couper un fil invisible. En fait, il s'agit d'un geste de purification appelé Engacho wo Kiru (« couper l'impureté littéralement ») que les japonais faisaient auparavant pour conjurer une souillure.
Quant aux petits papiers que Zenîba a envoyé à la poursuite de Haku, il ne s'agit pas d'origami, mais d'une référence à l'Onmyôdô (« voie du Ying et du Yang »), une théorie du taoïsme qui enseigne ce qui est à éviter certains jours, quelles directions prendre à telle période de l'année, la façon dont on devait construire une maison (ce qui s'apparente au Feng Shui)... Les prêtres étaient notamment chargés de purifier les lieux par l'utilisation de petits bouts de papier sur lesquels sont écrits des prières, les Ofuda. Les Shikigami sont liés à ces pratiques. On croyait que les prêtres pouvaient insuffler la vie à des petits bouts de papier en forme d'animal ou d'humain et leur ordonner tout ce qu'ils voulaient. shiki désigne « le style », « la manière », et Gami se traduit par « dieu ». On retrouve cette croyance dans bon nombre d'animes.
L'univers des bains est un des éléments fondamentaux de cette œuvre et un des plus japonais ! Il s'agit des onsen, ces bains chauds dont l'eau est généralement issue de sources volcaniques. Véritable lieu de détente, il sert également à guérir certaines maladies par certaines plantes ajoutées dans le bain. Dans les onsen, les clients doivent être entièrement nus et seule une serviette cache une partie de l'anatomie ! Les bains dans Le voyage de Chihiro répondent parfaitement à cette description, servant à relaxer les divinités et à leur ôter parfois des maux terribles, comme lors de l'épisode du dieu putride.
Un film universel
Cependant, Hayao Miyazaki touche également à une universalité certaine. Il choisit un cadre très nippon et pourtant les appartements de Yubâba sont une référence évidente au luxe de châteaux européens Rococo comme le Versailles de Louis XV.
La chambre de son fils est décorée par des châteaux évoquant irrésistiblement ceux de Bavière ou d'Autriche. La façon de se comporter de Chihiro pourrait très bien être celle d'une petite française ou d'une jeune américaine.
Mais c'est surtout la mise en scène qui permet d'atteindre le cœur de chaque spectateur. Une scène est particulièrement révélatrice de ce talent exceptionnel de Miyazaki, il s'agit de la splendide scène du train.
Chihiro monte dans le train la conduisant chez Zenîba. Elle seule est dessinée avec précision, tous les autres passagers ne sont que des ombres. Elle porte alors un regard lointain et pensif vers la mer qui entoure le train, semblant seule au monde. Pour beaucoup de spectateurs, cette scène a provoqué des sentiments très forts. La musique de Joe Hisaishi y est pour beaucoup. Simple, modeste mais à la force nostalgique immense elle correspond parfaitement à l'état d'esprit de Chihiro.
Chacun voit en cette scène un sens différent. Certains y voient un écho à leur enfance et à la terreur de prendre seul le train. D'autres pensent y voir une métaphore de la vie, sans retour en arrière possible, comme le précise Kamajî en ne proposant qu'un aller simple. Des japonais ont cru voir dans la scène où le train dépasse une gare, où se trouve une petite fille seule sur le quai, une allusion au Japon de l'après-guerre, où l'on attendait sans cesse le retour des militaires, sans que jamais ils ne reviennent. On peut d'ailleurs également voir dans cette scène une réminiscence de la scène de l'arrêt de bus de Totoro. D'autres pensent qu'il s'agit en fait de la superposition du monde réel et du monde des dieux, où les humains ne sont que des ombres, comme le sont les dieux dans le monde des humains. Certains enfin voient dans cette scène du quotidien une critique de notre société, où personne ne prend le temps de se regarder, chacun devenant une ombre pour l'autre.
Pourtant, dans une interview donnée à Fluctuat.net en 2001, Miyazaki explique fort simplement cette scène, qui lui est venu quasi inconsciemment :
« Quand Chihiro prend le train toute seule, la fin du film est atteinte. Je ne saurais l'expliquer. Je le sais, c'est tout. Ce n'est pas logique, donc c'est issu de l'inconscient. Je vais vous donner un autre exemple de sa manifestation. Dans Le voyage de Chihiro, on voit la petite fille monter seule dans un train. Quand on prend pour la première fois un train tout seul, on est envahi par des sentiments d'inquiétude et de solitude. Pour communiquer cette tension par le dessin, on peut utiliser les paysages extérieurs. Mais la plupart des individus, après leur premier trajet en train, ne se souviennent pas des lieux traversés. Aussi, afin de rendre toutes ses impressions, j'ai choisi de ne rien mettre autour du train, de laisser l'horizon vide. Sans m'en rendre compte, j'avais préparer cela, puisque j'avais décidé en amont que la pluie créerait un océan entourant la cité des bains. Au moment où nous avons conçu la séquence du voyage en train, je me suis donc dit « quelle chance, cet océan ; heureusement qu'il n'y a pas de paysage. » Dans ces moments-là, je m'aperçois que je travaille de manière inconsciente. Et je l'accepte. »
Il s'agit là de la véritable description du génie, une personne réalisant un chef-d'œuvre sans même y penser. Tel un écrivain, Miyazaki explore la grammaire cinématographique en renouvelant sa mise en scène et en l'enrichissant sans cesse, touchant ainsi le cœur de chaque spectateur.