Mis à jour : dimanche 3 mars 2024

Le vent se lève : Analyse

Jamais un film de Hayao Miyazaki n’aura suscité autant de débats, tant au Japon que dans le reste du monde. Film anti-patriotique pour certains japonais, apologie d’un créateur d’engins meurtriers selon d’autres, l’œuvre de Miyazaki est même accusée de faire l’apologie du tabac. Pourtant, après la découverte du dernier film de Hayao Miyazaki, on oublie bien vite ces querelles aussi futiles qu’inintéressantes pour s’incliner devant cette œuvre aussi magistrale que novatrice.

Jirô, un personnage au cœur de la tourmente

Le documentaire de la NHK retraçant les 1 000 jours de production du Vent se lève met en évidence un fait : jamais Hayao Miyazaki n’a été aussi peu sûr de lui dans le choix de son histoire.

Au départ simple manga d’une quarantaine de pages autour des avions de Jirô Horikoshi, l’histoire a semblé si intéressante et si novatrice au producteur Toshio Suzuki que ce dernier n’a eu de cesse de pousser Miyazaki à la mettre en images animées. L’absence intrinsèque de fantastique, le ton résolument adulte et l’approche historique représentaient à ses yeux un véritable challenge. Mais tout au long de la réalisation, Miyazaki lui-même se pose sans cesse une question : comment mettre en scène un personnage, certes passionné d’aviation, mais aussi responsable indirect de la mort de dizaines de milliers de personnes durant la Seconde Guerre mondiale ?

La solution trouvée par Miyazaki est simple : il ajoute une trame émotionnelle avec l’histoire d’amour de Nahoko et Jirô. Mais il ne choisit pas de montrer une histoire d’amour fictive et totalement inventée, qui aurait pu édulcorer la réalité historique et déresponsabiliser Jirô en le rendant plus attachant.

Il utilise en réalité la véritable histoire d’amour de l’écrivain Tatsuo Hori avec son épouse tuberculeuse Nahoko, qu’il prête à Jirô et sa femme. Cet ajout permet de resituer le Japon dans une réalité concrète : la maladie faisait alors des ravages et condamnait de fait les malades à une mort quasi-inéluctable. Elle permet également d’approfondir le personnage de Jirô : d’aspect froid, toujours très raide dans ses statures, avare de paroles, il est pourtant un personnage passionné et entier tant sur le plan professionnel qu’en amour. Il sait pertinemment que ses avions serviront à faire la guerre, de même qu’il a conscience que son histoire avec Nahoko est condamnée.

Pourtant, il décide de pleinement vivre ses choix, jusqu’au bout, malgré les doutes, malgré le poids de la culpabilité et de la tristesse. En voulant atteindre l’amour dans sa forme la plus pure, en rêvant de voir son avion parfait voler dans le ciel, Jirô accepte également de détruire ce qu’il a de plus cher.

Ce film n’est pas révisionniste car il montre bien que Jirô a conscience de l’utilisation de ses avions. Par le biais du personnage allemand Castorp, Miyazaki condamne également la politique agressive et meurtrière du Japon en Asie. Jirô lui-même reconnaît ses torts et sa responsabilité dans les affres de la guerre. En mettant en scène la vie romancée de Jirô Horikoshi, Miyazaki dépeint tout simplement l’homme dans toute sa complexité et dans toutes ses nuances : passionné, destructeur, amoureux, imaginatif, cruel, égoïste, généreux...

« Il faut tenter de vivre » est véritablement le leitmotiv du film. Il faut tenter de vivre, malgré l’adversité, malgré la colère, le doute, la guerre. Il faut tenter de vivre ses rêves jusqu’au bout, sans nier ensuite sa responsabilité. C’est ce que Miyazaki dépeint dans ce film de manière magistrale, au-delà de polémiques aussi vaines que futiles.

L’œuvre la plus personnelle de Hayao Miyazaki

On retrouve dans Le vent se lève certains motifs chers au cœur de Hayao Miyazaki. Outre les étranges êtres noirs chevauchant des bombes et le navire volant qui évoquent irrésistiblement Le château ambulant, la passion du cinéaste pour les avions est ici logiquement omniprésente. Mais dans ce film, n’est-ce pas lui-même que Miyazaki cherche à analyser avant tout, nous livrant ainsi une œuvre personnelle au cœur de ses interrogations les plus intimes ?

L’allusion la plus évidente est la maladie qui touche Nahoko, la tuberculose, qu’avait également contractée la mère de Miyazaki et qu’il avait déjà représentée dans Mon voisin Totoro. Mais son passé familial resurgit également à travers l’avion Zéro lui-même : dans une interview accordée à Télérama (n°3338, 4 janvier 2014), Hayao Miyazaki a expliqué que ce film était un moyen de se réconcilier avec son propre père. Ce dernier avait fourni des gouvernails pour l’avion Zéro, avec peu d’états d’âme. Miyazaki, né en 1941 et anti-militariste, se disputera de nombreuses fois avec son père à ce sujet. En mettant en scène Jirô, il veut chercher à comprendre les motivations de son père, sans le juger, sans le condamner. À travers ce personnage conscient de l’usage militaire et guerrier de ses avions mais qui souhaite poursuivre son rêve coûte que coûte, c’est toute une génération que Hayao Miyazaki veut nous présenter, celle qui a à la fois sorti le Japon d’une misère insondable et provoqué sa perte.

Hayao Miyazaki, ses deux frères, et leur père.

Ce regard porté par Miyazaki sur le passé est un écho à notre présent et notre futur. Selon Miyazaki, toujours dans Télérama, le Japon est au bord du même précipice et peut à chaque moment basculer. La prise de position de Miyazaki n’est d'ailleurs pas seulement symbolique à travers quelques allusions dans son film, puisqu’en juillet 2013, dans le magazine Neppû, il ira jusqu’à écrire une longue diatribe contre la politique du gouvernement de Shinzo Abe et pour une reconnaissance des crimes de guerre du Japon en Asie.

Bien évidemment, on retrouve également un questionnement plus personnel dans le caractère de Jirô, aveuglé parfois par sa passion et prêt à tous les sacrifices. Jirô n’est-il pas Hayao Miyazaki, qui a sacrifié sa santé, son temps, probablement sa famille pour sa passion de l’animation ? Le choix même de Hideaki Anno est en ce sens très révélateur, comme n’a pas manqué de le souligner le blog de Papacube. Anno, avant d’être le réalisateur d’Evangelion, a travaillé avec Miyazaki sur Nausicaä de la Vallée du Vent et poursuivra une carrière marquée par l’influence de son maître, qu’il s’agisse de la série Nadia, le secret de l'eau bleue, du court métrage L'invention des machines imaginaires de destruction pour l’exposition Le château dans le ciel ou encore le court métrage Kyoshinhei Tôkyô ni Arawaru, mettant en scène le dieu-guerrier de Nausicaä.

Récemment, sur le ton de la plaisanterie, Miyazaki avait avoué qu’il verrait bien Anno réaliser la suite de Nausicaä, plaçant ainsi le réalisateur comme son fils spirituel. Il n’est donc pas anecdotique qu’Anno ait été démarché et choisi comme doubleur par Miyazaki et Suzuki pour interpréter Jirô, lui-même reflet de Miyazaki et de ses aspirations. Toutefois, on ne peut que constater que la voix d’Anno, son ton neutre, parfois froid et distant, parfois impétueux et emporté, sa diction très particulière conviennent parfaitement au personnage de Jirô, à la démarche un peu rigide et maladroite.

Quant à la passion des avions de Miyazaki, elle est ici omniprésente... Des engins volants fantasmagoriques au Zéro en passant par les origamis, l’avion est ici présent sous toutes ses formes, fendant l’air et défiant l’apesanteur, s’arrachant à la gravité et à la lourdeur terrestre. Le réalisateur rend même hommage aux avions précédemment dessinés dans sa carrière. Ainsi à la fin du Vent se lève, les trois aviateurs rejoignent une voie lactée d’avions, vision fugace rappelant inéluctablement Porco Rosso. Quant à Caproni, n’est-ce pas lui l’inventeur du Ca-309 Ghibli qui prit son envol durant la Seconde Guerre mondiale et qui inspirera Miyazaki quant au nom du studio...

Ce dernier film de Miyazaki met donc en scène sa passion dévorante pour l’aviation, tout en réveillant chez lui ce lourd paradoxe : il aime les avions de guerre mais a en horreur leur utilisation guerrière, tout comme Jirô qui devra porter le lourd fardeau de ce paradoxe durant le reste de sa vie.

La maîtrise de la narration et de la mise en scène

Si on retrouve les thèmes chers à Hayao Miyazaki dans Le vent se lève, on est loin toutefois de la mise en scène et de la narration habituelle du réalisateur.

En effet, jusqu’ici, Miyazaki se pliait à une tradition théâtrale, celle de l’unité de temps, de lieu et d’action. Ses films se déroulent le plus souvent sur quelques jours, autour d’une intrigue principale et dans un lieu défini. Dans Le vent se lève, le réalisateur choisit de présenter 30 ans de la vie de Jirô Horikoshi, de ses 10 ans à ses 40 ans, à Tôkyô, Nagoya ou encore en Allemagne. Miyazaki n’hésite pas non plus à magner l’ellipse, tout en refusant les effets habituels de ce type de narration. En effet, le spectateur ne perçoit l’ellipse que dans les changements de costumes, de lieux ou encore dans le vieillissement des personnages. Aucune date n’est réellement donnée, aucun rappel au passé n’est fait par les personnages. Tel un documentaire, Miyazaki semble poser sa caméra à des moments précis de la vie de Jirô, sans artifice de mise en scène, pariant sur l’intelligence du spectateur et sa faculté à lier les scènes entre elles, malgré parfois les années et les divers évènements qui les séparent.

Le lien entre ces scènes, c’est principalement Jirô lui-même qui le fait, puisque Miyazaki fait là encore un pari audacieux : c’est ce personnage qu’il suivra durant toute la durée du film. Les seules entorses sont trois courtes scènes, toutes centrées sur Nahoko : lorsqu’elle crache du sang, lorsqu’elle reçoit la lettre de Jirô au sanatorium et qu’elle s’enfuit, et quand elle quitte définitivement Jirô à la fin du film. Jirô est donc le fil rouge, filmé dans des scènes du quotidien, probablement parmi les plus belles et les plus intimes de Miyazaki, comme leur mariage presque onirique, où Nahoko apparaît de manière prophétique tel un fantôme. Ou encore cette scène à la fois poignante et si juste où Jirô fume une cigarette tout en tenant la main de sa chère aimée, tous deux conscients du poison qu’est cette fumée pour la jeune femme, mais aussi de leur amour impossible et forcément condamné. Pour la première fois dans sa carrière, le réalisateur met en scène des moments d’amour, avec plusieurs baisers échangés entre nos deux héros.

Mais au-delà de l’idylle très romancée de Nahoko et Jirô, Miyazaki conserve toujours une distance vis-à-vis de son personnage principal. Ce dernier reste quelqu’un de sérieux et réfléchi, presque froid, sauf lorsqu’il créé ses avions ou qu’il tombe amoureux. Il est également un peu gauche dans ses mouvements et sa démarche. Et bien évidemment, le spectateur assiste à l’heure de gloire mais aussi à la chute annoncée, à cette lourde responsabilité dans la mort de sa femme comme dans la guerre. On assiste également à la conception de ses avions, aux réunions caricaturales avec les militaires, aux essais, aux voyages professionnels... Rien n’est mis de côté et Miyazaki trouve le juste équilibre pour relancer à chaque fois l’histoire et notre intérêt pour Jirô. L’ellipse est donc ici parfaitement maîtrisée, poussée jusqu’à l’art par Miyazaki, qui réussit à nous montrer un quotidien tout en jouant sur les époques et les lieux, sans céder aux poncifs du genre.

Autre élément remarquable par rapport à la filmographie de Miyazaki : la place du rêve. Habituellement chez Miyazaki, hormis une scène dans Nausicaä, le rêve fait partie intégrante de la réalité des personnages, il n’y a jamais de limite entre le monde onirique et le monde réel, qu’il s’agisse de Mon voisin Totoro, Le voyage de Chihiro ou Ponyo sur la falaise. Les personnages sont plongés dans un univers fantastique où ils ignorent eux-mêmes s’ils rêvent ou s’ils sont dans la réalité. Dans Le vent se lève, autobiographie oblige, Miyazaki est contraint de représenter le rêve comme un moment à part entière dans la vie de Jirô, clairement défini dans la narration. Le rêve y apparaît dans toute sa dimension, à la fois symbolique et reflet de l’inconscient. C’est ainsi que Jirô y retrouve son héros, son double et son mentor, Caproni, à bord d’engins volants de plus en plus délirants, qui rassure le héros sur ses choix : devenir ingénieur, construire des avions à tout prix, choisir de vivre son rêve jusqu’au bout quel qu’en soit le sacrifice. Le spectateur n’est pas à l’aise comme Jirô, il n’est pas dans la logique du personnage, il assiste en spectateur « rationnel » à ce moment. Les bruitages des avions, réalisés à la bouche, rendent ainsi ces moments angoissants, les changements impromptus de lieux, les gestes et actions impossibles à réaliser dans la réalité, tout rappelle au spectateur que l’on est dans le rêve de Jirô et que ce dernier cherche donc avant tout à se rassurer et à trouver des réponses.

De manière résumée, Miyazaki avait choisi dans ses films précédents une vision très jungienne du rêve : onirisme, utilisation de symboles universels, expérience presque mystique pour le spectateur qui ne sait plus lui-même ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Ici Miyazaki opte pour une dimension plus freudienne : le spectateur ne peut pas se « perdre » dans le rêve, il est clairement dans celui de Jirô, au cœur de son inconscient et de ses désirs, de ses contradictions et de ses doutes. Caproni apparaît comme un prophète mais rien n’indique qu’il ne s’agit pas simplement de Jirô qui obéit à ses propres injonctions. La poésie n’est donc pas le cœur de ces rêves, Miyazaki cherche plutôt à sonder le cœur de l’homme, à le comprendre.

La dernière scène prend ici tout son sens : la présence de Caproni nous fait comprendre qu’il s’agit d’un rêve de Jirô. Celui-ci gravit un cimetière d’avions avant de rejoindre l’italien. Jirô voit au loin trois Zéro, qui partent rejoindre une cohorte d’avions abattus durant la guerre. Jirô regarde alors au loin et aperçoit Nahoko, qui s’envole à jamais. La scène est poignante et bouleversante parce que le rêve de Jirô comporte certes quelques symboles et allusions, mais Miyazaki choisit de présenter ce moment sans pathos dans la mise en scène, sans adieu déchirant, sans absolution du héros. Jirô est lucide, face à lui-même, à ses réussites, à ses échecs et à ses responsabilités. Et ses larmes, nos larmes se mêlent parce que nous ne le jugeons pas, nous le comprenons, dans son humanité si imparfaite et si touchante.

Le vent se lève est donc une œuvre à part entière parce qu’elle s’éloigne complètement de la filmographie de Miyazaki. On se rapproche beaucoup plus de la conception de Isao Takahata du cinéma et de sa volonté de se rapproche d’une vision brechtienne du cinéma : il ne s’agit pas de faire du sentimentalisme mais de faire appel à la raison du spectateur. Cela ne signifie pas un réalisme pointilleux et n’empêche pas Miyazaki d’utiliser le rêve, l’histoire d’amour ou la poésie. Mais le but n’est pas de leurrer le spectateur ou de le faire adhérer à une vision orientée du monde. C’est tout simplement d’être au cœur de l’homme, dans toute sa complexité et sa fragilité.

Le vent se lève n’est pas qu’une citation de Paul Valéry ou de Tatsuo Hori, c’est aussi la dernière phrase du manga Nausicaä, écrit des années auparavant par Miyazaki. Ce chef-d'œuvre, à la fois exemplaire et novateur, ajoute une nouvelle gamme d'émotions à la vaste palette des oeuvres de Miyazaki, tout en ouvrant de nouvelles perspectives pour cette carrière pourtant vaste et riche.

« Je veux créer quelque chose de réaliste, quelque chose de fantastique, de parfois caricatural, mais qui soit au final un magnifique film. »