Souvenirs de Marnie : Analyse
Souvenirs de Marnie est un film lourd à porter pour Hiromasa Yonebayashi : premier film d'animation du studio sans Hayao Miyazaki et Isao Takahata, et finalement dernier long métrage alors de Ghibli. Avec ce pedigree, on pourrait classer Souvenirs de Marnie dans la filmographie mineure du studio. Et pourtant, cette œuvre mérite bien plus qu'un simple visionnage pour être apprécié à sa juste valeur.
Un monde hostile ?
L'un des grands intérêts de ce film est sa manière d'aborder la psychologie de l'adolescence. Hiromasa Yonebayashi propose un personnage complexe, qui évolue au fur et à mesure du film et qui change notre perception de l'histoire.
En effet au tout début du film, nous sommes aux côtés d'Anna, nous sommes exclus avec elle, loin des activités humaines. Nous observons à ses côtés les agissements des uns et des autres et l'on ne peut que constater son sens de l'observation à travers les croquis qu'elle couche sur le papier. On est donc immédiatement dans l'empathie, sentiment exacerbé par la voix off d'Anna et la crise d'asthme qui la terrasse. Le spectateur comprend dès lors qu'Anna se sent seule et est en colère, et il accepte sa perception du monde. Celle-ci est sans concession : les adultes sont décevants, dans un monde terne où on ne peut faire confiance à personne.
Mais peu à peu, on comprend que c'est Anna qui rejette ce monde d'adultes qui la révulse à cause de son histoire personnelle, sans véritables racines et donc sans enfance. Ainsi, lorsque sa mère adoptive s'inquiète pour son trajet en train, elle se moque avec mépris de cette attitude. À Hokkaidô, hormis Nobuko et sa mère, tous accueillent Anna avec simplicité et plaisir, son oncle et sa tante sont des gens accueillants, ouverts et tolérants, acceptant Anna avec ses failles et ses secrets. Pourtant, lorsque Marnie lui demande de décrire son entourage, Anna n'arrive qu'à percevoir les côtés négatifs de sa tante et de son oncle, irrémédiablement coincés dans leur rôle de benêts provinciaux dans lequel elle les a enfermés.
De même, quand Anna manque son rendez-vous avec Marnie, elle ne s'aperçoit pas que la maison est à nouveau habitée et en rénovation alors qu'elle l'observe et la dessine tous les jours. On a donc au départ l'impression qu'Anna a un sens aigu de l'observation qui la pousse à détester ce monde. En réalité, elle est tellement dans la colère, elle a tellement perdu ses repères qu'elle se focalise uniquement sur les points négatifs qui la confortent dans sa vision du monde et l'enferment toujours un peu plus.
En revanche, tout ce qui appartient au rêve est paré du mystérieux, comme la crique à la cabane abandonnée et le manoir perdu dans la brume…
Alors qu'en plein jour, un pêcheur bourru y officie, la plage est jonchée d'ordures que les enfants doivent nettoyer et l'inaccessible manoir a en réalité un chemin goudronné à l'arrière permettant à des véhicules de s'y rendre sans difficulté.
Mais le monde onirique de Marnie est en fait sublimé par l'histoire d'amitié, presque amoureuse, qui lie les deux jeunes filles, à travers les scènes presque romantiques de la danse sous le clair de lune ou lors du pique-nique dans la barque.
La scène du silo montre bien que c'est Anna qui perçoit de manière déformée le monde. En effet, Anna est à ce moment précis convaincue que Marnie est en grand danger et se porte à son secours, tout en étant paradoxalement paniquée à l'idée d'être seule. Lors de cette scène, Anna assimile le silo à ce qu'il y a de plus noir en l'homme, puisque ce lieu symbolise à ce moment précis à la fois les terreurs de Marnie et les craintes d'Anna. Il faudra attendre la révélation sur l'identité d'Anna pour découvrir qu'en réalité, c'est cette scène qui libèrera Marnie de son calvaire quotidien et qui lui permettra de trouver l'amour.
Le monde au final, n'est pas aussi terne, morne, cruel que le pense Anna, sa vision devient plus juste au fur et à mesure du film, de son évolution et son passage vers l'âge adulte. Jusqu'à cette scène bouleversante où les deux parcours se rejoignent, permettant enfin à Anna de découvrir son passé et donc son présent. Anna peut dès lors porter un regard plus juste sur ceux qui l'entourent, au point d'appeler sa mère adoptive « maman » ou de vouloir revenir passer l'été suivant dans le village.
Un récit maîtrisé
Évidemment, on pourrait pointer les quelques défauts de Souvenirs de Marnie, en remarquant une animation des visages parfois un peu simples (hormis celle d'Anna, tout en subtilité), en trouvant qu'il manque de rythme ou que la toute fin du film est peut-être un peu trop explicative pour un Ghibli. Et c'est bien là le drame de ce film : d'être le dernier film issu du studio Ghibli et de subir indirectement le poids de ses aînés et de la comparaison.
En réalité, Hiromasa Yonebayashi réussit ici à trouver un rythme très particulier dans sa construction narrative et réussit à proposer de vrais moments forts tout au long du film, probablement aidé en cela par Masashi Andô, qui marquait son retour au studio. La première moitié du film, lent, est essentiellement centré sur la vie quotidienne d'Anna, sur des petits détails qui permettent de comprendre qui elle est. Car si de prime abord, elle semble une victime, on comprend peu à peu qu'elle s'est elle-même enfermée dans la solitude, dans le rejet de sa famille adoptive et dans sa maladie.
Ce choix d'un personnage central finalement peu charismatique et assez passif est assez osé, parce qu'il aboutit donc à une certaine lenteur dans le traitement de l'intrigue, qui n'avance finalement que lors des apparitions ponctuelles de Marnie. Celle-ci semble hanter Anna, non pas à la manière d'un fantôme, mais plutôt comme dans un rêve, où le temps et l'espace se dilatent, comme lorsqu'Anna défaille et se réveille quelques mètres plus loin sans Marnie, où l'on peut parfois se sentir oppressé, un peu extérieur aux scènes qui se déroulent, comme lorsqu'Anna assiste à la réception au manoir.
Comme son illustre prédécesseur Le vent se lève, Souvenirs de Marnie évolue donc dans une chronologie assez floue, rythmée par ces scènes qui distillent peu à peu le malaise dans la féérie de cette rencontre. À aucun moment le doute n'est d'ailleurs permis, Anna elle-même le constate : il s'agit d'un rêve dont elle ne comprend finalement pas la symbolique, elle ne le perçoit jusqu'à la presque fin du film que comme une simple échappatoire à ce monde sinistre qui l'entoure.
Au final, ce duo fonctionne plutôt bien. Marnie y apparaît à la fois douce et joyeuse tandis qu'Anna est taciturne et souvent maussade. Sa transformation au contact de Marnie n'en est donc plus que remarquée. C'est bien là d'ailleurs une des différences marquantes avec le livre originel anglais, où Marnie y est bien plus caractérielle. Mais finalement, ce ne sont pas ces deux personnages qui feront avancer significativement le récit mais bien les personnages secondaires du film. Cela peut paraître par ailleurs logique, puisque les deux héroïnes sont comme enfermées dans un univers parallèle qui convient bien à Anna qui cherche à fuir le monde. Il y a bien ça et là quelques détails qui prendront leur sens plus tard, comme la teinte bleue dans les yeux bleus d'Anna ou le fait que Marnie semble reconnaître la jeune adolescente en lui parlant de ses aptitudes à la rame. Mais dans l'ensemble, on reste dans un univers plutôt calme où l'on sent seulement une forme de tension et de malaise en filigrane.
C'est tout d'abord la tante de la jeune fille qui va fournir l'une des premières clés du récit en dévoilant à Anna le profond et sincère attachement, teinté de pudeur, de sa mère adoptive.
Mais c'est surtout l'arrivée de Sayaka qui fait basculer totalement le récit et l'ancre dans notre réalité. Le personnage de la petite fille est à la fois celui qui va permettre à Anna et à Marnie de découvrir le secret qui les lie, et celui qui va s'immiscer dans cette relation pour ramener finalement Anna à notre monde. En lui rendant involontairement ses racines et son histoire, Sayaka permet à Anna de savoir enfin quelle est sa place dans cette société dont elle s'est sentie si longtemps exclue, mais c'est aussi son caractère enjoué et dynamique, sa réelle empathie pour Anna qui aideront l'adolescente à accepter le monde qui l'entoure.
La deuxième partie du film est donc plus rythmée et casse l'aspect elliptique du début de l'histoire, avec une montée en puissance autour du secret qui semble peser sur le manoir. La scène du silo apparaît donc comme le véritable point d'acmé du film, tant sur le plan dramatique que sur le plan filmique. La scène précédant le silo est à l'image des rencontres entre Anna et Marnie : le paysage est bucolique, elles cueillent des champignons dans la forêt. Tout semble donc calme et apaisé pour ces retrouvailles entre les deux jeunes filles. Mais le lieu est inédit et rompt avec l'habituel décor du manoir des scènes analogues précédentes, annonçant finalement un changement dans le récit. Ce bouleversement est aussi perceptible dans les dialogues entre les deux jeunes filles. Alors qu'auparavant les jeunes filles échangeaient des propos souvent légers, parfois mystérieux, elles parlent ici enfin de leurs secrets respectifs. Si pour Anna le spectateur n'éprouve pas de surprise, le monde de Marnie semble ici s'écrouler. La parfaite jeune fille, évoluant dans un univers idyllique, est en réalité une enfant maltraitée et mal-aimée, plus seule encore qu'Anna.
Dès lors l'ambiance se métamorphose, et la nature accueillante devient sombre, l'orage gronde et éclate, comme le secret de Marnie, avec la présence presque maléfique de ce silo abandonné qui est à la foi lieu de terreur et lieu de refuge. Alors que le film évoluait jusqu'ici dans un univers apaisé, calme, brumeux, le trait est ici mis en valeur par les éclairs, illuminant les visages et la scène qui se joue. Le spectateur est à ce moment précis happé par la terreur d'Anne et de Marnie, sans comprendre réellement pourquoi, puisqu'en réalité, il ne s'agit que d'un orage et d'un rêve dont la symbolique semble nous échapper.
La clé nous sera livrée par Sayaka au réveil d'Anna, puis par la peintre qui livre enfin le bouleversant secret qui unit Anna et Marnie. On peut seulement regretter que Yonebayashi ait eu besoin d'ajouter une fin démonstrative avec la découverte de la carte postale, là où le spectateur avait déjà compris les tenants et les aboutissants de l'histoire. Cette maladresse s'explique peut-être par la volonté de Yonebayashi de bien faire comprendre l'intrigue à un public plus jeune auquel il destinait son œuvre.
Si le ton et le style peuvent peut-être dérouter un fan du studio Ghibli ou même d'Arrietty, le petit monde des chapardeurs, Souvenirs de Marnie mérite réellement qu'on le visionne avec bienveillance et sans idée reçue. Malgré quelques petits défauts, Hiromasa Yonebayashi nous livre un film émouvant où il esquisse avec subtilité une vision très juste de l'adolescence et de la quête de soi, tout en proposant quelques scènes fortes auquel le spectateur ne peut qu'adhérer. Nous espérons de tout cœur que ce jeune réalisateur pourra poursuivre désormais ailleurs son œuvre, non sans un pincement au cœur...