Mis à jour : jeudi 6 octobre 2022

Le voyage de Chihiro : Production

Origines

Au moment de la sortie de Princesse Mononoke en 1997, Hayao Miyazaki avait voulu mettre un terme à sa carrière. Il est certain que le réalisateur qui s'investit beaucoup sur ses projets, ne pensait pas être capable de se lancer, une fois encore, dans une expérience aussi longue et fatigante. Pourtant, le vide laissé par le décès en 1998 de son successeur désigné Yoshifumi Kondô le pousse à retrousser une nouvelle fois ses manches. Sa rencontre avec les filles d'un ami, âgées d'une dizaine d'années et avec qui il passe désormais chaque été dans son chalet à la montagne, lui procure une motivation supplémentaire : « J'ai voulu faire un film qu'elles puissent apprécier. C'est pourquoi j'ai fait ce film, ceci est mon vrai but. »

Comme pour ses autres projets de films, l'idée initiale a germé plusieurs années avant de devenir le film que l'on connaît. Avant même la production de Princesse Mononoke, Miyazaki avait découvert un livre pour enfant, Kiri no Mukô no Fushigi na Machi (Un village mystérieux au-delà de la brume), écrit par Sachiko Kashiwaba et publié en 1975. Un membre de l'équipe adorait ce livre quand il avait une dizaine d'années, et l'avait lu de nombreuses fois. Miyazaki ne comprenait pas pourquoi il trouvait cette histoire si intéressante et, intrigué, il écrivit une proposition de projet autour de cette œuvre, mais elle fut rejetée.

Peu après, le réalisateur revînt à la charge avec un projet modifié : il proposa aux responsables du studio Ghibli d'adapter le roman Rin et le peintre de cheminée mettant en scène une jeune étudiante obligée de repeindre la cheminée d'un établissement de bains laissé à l'abandon après un tremblement de terre. Devant le nouveau refus des dirigeants de Ghibli, Miyazaki décida de ne s'inspirer qu'indirectement du roman pour créer une nouvelle histoire, cette fois acceptée.

Une autre source d'inspiration du Voyage de Chihiro fut, de l'aveu même de son réalisateur, le studio Ghibli lui-même. Ainsi l'activité intense qui règne dans les maisons des bains évoque celle du studio. Le personnage de Yubâba, qui régit l'établissement, correspondrait au producteur Toshio Suzuki, alors que le très débordé Kamajî aux multiples bras serait à l'image de Miyazaki. Chihiro, elle, doit travailler dur si elle ne veut pas disparaître, ce qui équivaut au renvoi dans le studio !

Enfin, un autre point de départ du Voyage de Chihiro est une anecdote racontée par Suzuki à Miyazaki. Ce dernier évoquait les bars à hôtesses, où ces dernières sont souvent des timides, contraintes d’apprendre à communiquer avec les hommes. Ces derniers paient pour également pouvoir s’exprimer. Cette image est restée gravée dans l’esprit de Miyazaki et l’a exploité dans son film : Chihiro est contrainte d’apprendre à s’exprimer quand elle sert dans les bains, tandis que le sans-visage ne parvient pas à s’exprimer et a recours à la violence et à l’argent pour pouvoir le faire.

Le mot du réalisateur

« Ce film s'apparente à un récit d'aventures, mais sans agitation d'armes, ni superpouvoirs. Et même si je parle d'aventures, le sujet n'est pas la confrontation entre le bien et le mal, mais c'est plutôt l'histoire d'une petite fille qui, jetée dans un monde où se mêlent braves gens et personnages malhonnêtes, va se discipliner, apprendre l'amitié et le dévouement, et va mettre en œuvre toutes ses ressources pour survivre. Elle se tire d'affaire, elle esquive, et retourne pour un temps à son quotidien. Dans le même temps, le monde n'est pas détruit, et ceci n'est pas dû à l'extermination du mal, mais au fait que Chihiro possède cette force vitale.

Aujourd'hui, le monde est devenu ambigu. Le sujet principal de ce film est de dépeindre de façon claire ce monde qui semble se consumer, et ce en empruntant, malgré cette ambiguïté, la forme d'une fantaisie. Dans un monde où ils sont gardés, protégés, maintenus à distance, les enfants laissent s'hypertrophier leurs bras et leurs jambes frêles. Les bras et les jambes fluets de Chihiro, l'expression de colère de son visage, typique de quelqu'un qui ne s'amuse pas facilement, en sont le reflet. Mais en vérité, lorsqu'elle se retrouve confrontée à une situation de crise, où les rapports sont bloqués, on s'aperçoit que rejaillissent sa force d'adaptation et sa persévérance, et qu'elle engage sa vie à déployer une faculté de jugement et une capacité d'agir décisives.

Dans les circonstances rencontrées par Chihiro, la plupart des hommes paniqueraient ou refuseraient d'y croire, mais ces hommes finiraient par être dévorés. On peut dire qu'en fait, le talent de Chihiro est de trouver la force de ne pas se laisser dévorer. En aucune façon, elle n'est devenue l'héroïne parce qu'elle serait une jolie petite fille dotée d'un cœur exceptionnel. Sur ce point, c'est un des mérites de ce film, et c'est aussi pourquoi je le destine aux petites filles de dix ans.

La parole est une force. Dans le monde où Chihiro s'est perdue, le fait de prononcer une parole constitue un acte d'un poids déterminant. Aux bains que dirige Yubâba, si Chihiro prononce les mots : « Je ne veux pas », « Je veux rentrer chez moi », la sorcière la jette aussitôt dehors ; il ne lui reste qu'à errer sans nulle part où aller et disparaître, ou être changée en poule et pondre des œufs jusqu'à être mangée. A l'inverse, quand Chihiro dit : « Je travaillerai ici », toute sorcière qu'elle est, Yubâba ne peut pas ne pas en tenir compte. Aujourd'hui, le mot a une légèreté sans limite, on peut dire n'importe quoi, il est reçu comme une bulle et ne restitue plus qu'un reflet de la réalité. Pourtant le fait que la parole soit une force est encore vrai à l'heure actuelle. Un mot n'est vain, sans force, que parce qu'il est vidé de son sens.

L'acte de dérober le nom n'est pas celui de le transformer en surnom, c'est une démarche qui vise à dominer totalement son adversaire. Sen est effrayée de s'apercevoir qu'elle a oublié son propre nom, Chihiro. De plus, chaque fois qu'elle va rendre visite à ses parents à la porcherie, elle devient progressivement indifférente au sort de ceux-ci changés en cochons. Dans le monde de Yubâba, on doit continuellement vivre dans la crainte d'être dévoré. Dans cet environnement difficile, Chihiro s'anime. D'ordinaire renfrogné, son visage rayonnera, pour le final du film, d'une expression charmante. Pour autant la nature du monde ne s'en trouve nullement modifiée.

Ce film possède ou fait appel à une force de persuasion selon laquelle la parole représente une volonté propre, une énergie. Là, le fait d'avoir réalisé une fantaisie prenant place au Japon a une signification. Même s'il s'agit d'un conte de fées, je ne voulais pas faire un conte de fées à l'occidentale, avec de nombreuses échappatoires. Ce film peut sembler être à l'imitation d'un monde différent, mais j'ai plutôt voulu réfléchir à une filiation en droite ligne avec les contes d'autrefois comme Suzume no Oyado (La maison de l'épervier) ou Nezumi no Goten (Le palais des souris). [...]

Le fait de donner au monde où vit Yubâba un côté occidental laisse penser à quelque chose que l'on a déjà vu quelque part sans que l'on puisse distinguer entre le rêve et le réel, et en même temps, c'est un creuset de nombreuses images issues d'idées traditionnelles japonaises. L'ensemble du folklore - récits, traditions, événements, idées, depuis les rites religieux jusqu'à la magie - aussi abondant et unique soit-il, est tout simplement ignoré. Kachi-kachi Yama (La montagne qui craque) ou Momotarô ont certainement perdu de leur force de persuasion.

Cependant, je dois également dire que se contenter de charger un monde mignon, comme il en existe dans le folklore, d'éléments traditionnels, serait vraiment faire preuve d'une imagination limitée. Les enfants, entourés de high-tech, de produits superficiels, perdent de plus en plus leurs racines. Nous possédons une tradition ô combien abondante, tradition que nous avons le devoir de leur transmettre. Je pense qu'il faut introduire dans un récit moderne des idées traditionnelles, comme on incruste un morceau dans une mosaïque éclatante. Le monde du cinéma possèdera ainsi une force de persuasion nouvelle.

Dans le même temps, je me rends compte à nouveau que nous autres, japonais, sommes des insulaires. A une époque sans frontières, les hommes qui ne possèdent pas de lieux seront méprisés. Un lieu, c'est un passé, c'est une histoire. Je pense que les hommes qui n'ont pas d'histoire et les peuples qui ont oublié leur passé disparaîtront comme des éphémères, ou seront changés en poules pour pondre des œufs en attendant d'être mangés. Je pense avoir fait ce film avec véritablement le souhait qu'il touche un public de fillettes de dix ans. »

Texte issu du site officiel du film.

La production

La production du film a démarré fin 1999 pour s'achever en juin 2001. Comme à son habitude, Hayao Miyazaki s'est rendu compte que le film durerait plus de trois heures, s'il le faisait selon l'histoire prévue. Il a donc dû couper des parties du scénario, et faire un changement complet. En raison des délais de production relativement restreints (un an et demi au lieu de trois pour Princesse Mononoke), Le voyage de Chihiro est le premier film du studio à ne pas avoir été intégralement réalisé au Japon. L'élaboration d'une partie des scènes a donc été confiée au studio coréen DR Digital, qui avait déjà travaillé sur des films d'animation aussi prestigieux que Metropolis ou Jin-Roh, la brigade des loups.

les cinq parties de l’e-konte (storyboard) du film.

L'annonce en décembre 1999 du nouveau film de Miyazaki créé l'événement. La charge émotionnelle de l'attente du nouveau bébé est encore renforcée par le peu d'informations que la production daigne laisser filtrer, si on excepte le titre, Sen to Chihiro no Kamikakushi (littéralement L'étrange disparition de Sen et Chihiro), et un documentaire de 40 min diffusé le 4 mai 2000 sur la chaîne NHK.

La toute première et énigmatique image du film à avoir été dévoilée à la presse.

Mais les choses se précisent au début de l'année 2001. Au début du mois de janvier, la revue Animage présente les images du teaser (courte bande-annonce), alors projeté dans les salles japonaises. Le 26 janvier, la chaîne NTV le diffuse en exclusivité à la télévision. Suivent bientôt un nouveau trailer, la bande-annonce et enfin un clip illustrant la magnifique chanson du générique de fin. Mais la promotion du film ne se résume pas à des publicités diffusées à la télévision. Tôhô, le distributeur du film au Japon, réalise une campagne de marketing digne de Disney et, avec un tel tapage médiatique, les observateurs s'attendent à un raz-de-marée.

Lorsque Le voyage de Chihiro sort enfin le 20 juillet, c'est donc un triomphe. Le film bat tous les records de fréquentation avec, le premier week-end, 2 millions de spectateurs dans 343 salles ! En une semaine le film est déjà largement amorti. Comparé à Princesse Mononoke, déjà immense succès, c'est une augmentation de 176 % en recette et 192 % en nombre de spectateurs. Le voyage de Chihiro restera n°1 au box-office pendant cinq mois. Il dépasse Princesse Mononoke dès septembre et Titanic un mois plus tard, pour devenir le plus grand succès cinématographique de tous les temps au Japon. A la mi-octobre, le film est également devenu le premier long métrage non américain à dépasser les 200 millions de dollars de recettes, et ce alors qu'il n'était pas encore sorti en Europe et en Amérique du Nord. Il totalise au final plus de 23 millions de spectateurs et plus de 250 millions de dollars de recette.

Le succès du film ne s'arrête pas à son succès auprès du public. Le voyage de Chihiro est sélectionné au festival de Berlin 2002 et à la surprise de nombreux journalistes, le jury de la Berlinale décerne l'Ours d'or à Spirited Away, titre international du film de Miyazaki, l'autre film ex-aequo étant Bloody Sunday de Paul Greengrass. Un honneur en appelant un autre, Le voyage de Chihiro reçoit moins d'un mois après le Japan Academy Award du meilleur film.

La carrière internationale du Voyage de Chihiro ne faisait alors que commencer. Après Hong Kong, Taïwan, Singapour, la France, la Grande-Bretagne, la Suisse, l'Italie et la Russie... le prix obtenu à Berlin a décidé finalement la Walt Disney Company à acquérir les droits pour la distribution nord-américaine de Spirited Away. Sans être très importants, les résultats sont meilleurs que pour Princesse Mononoke et le film obtient l'Oscar du Meilleur film d'animation devant les productions nationales !

La sortie en France

L'adaptation française

Buena Vista (Disney) a gratifié le public français d'un doublage de grande qualité. L'adaptation est dans l'ensemble fidèle à l'oeuvre originale. Les voix, bien choisies, conviennent très bien aux personnages et sont même parfois très proches de la version japonaise, confirmant la volonté de Disney de respecter l'œuvre de Hayao Miyazaki.

Florine Orphelin, 9 ans et demi, a été choisie parmi trois jeunes comédiennes pour jouer le rôle de Chihiro. Elle a le même âge que son personnage, contrairement à la version originale où la comédienne était bien plus âgée (13 ans et demi). Florine n'est pas à son premier doublage mais c'est son premier rôle important. Donald Reignoux double l'énigmatique Haku. Il a déjà une bonne expérience du doublage dans l'animation japonaise puisqu'il a joué Shinji dans Evangelion et Tai dans Digimon.

Les médias s'emparent du Voyage de Chihiro

A l'occasion du Festival nouvelles images du Japon en 2001, la presse a eu l'occasion d'interviewer Hayao Miyazaki et de préparer un terrain médiatique favorable à la promotion du Voyage de Chihiro en France. Deux mois avant l'exploitation du film en France, on pouvait déjà lire des articles sur Miyazaki, le studio Ghibli ainsi que sur le film. Au moment de la sortie, la critique est quasi unanime : les journalistes de la presse écrite encense littéralement le film de Miyazaki. Les magazines spécialisés sur le cinéma consacrent des dossiers complets sur le film et son réalisateur. Le voyage de Chihiro fait la une de plusieurs revues et les chaînes de TV généralistes proposent de nombreux sujets sur le réalisateur nippon. C'est la première fois en France qu'on voit un tel accueil pour une œuvre du studio, mais aussi sur un film d'animation japonais.

Gaumont Buena Vista International (Disney) a annoncé que le budget de la promotion du Voyage de Chihiro avait doublé par rapport à celui de Princesse Mononoke. Pour la première fois en France, on trouve dans les journaux et les magazines de nombreuses publicités pour le film, mais aussi pour sa bande son et les Anime Comics édités par Glénat. Beaucoup d'affiches aussi apparaissent dans les métros, arrêts de bus... A partir du Voyage de Chihiro, les films du studio Ghibli (ou du moins ceux de Miyazaki) connaîtront tous une promotion relativement importante.

L'accueil du public est à la hauteur de l'évènement. Le film atteindra près de 1,5 millions de spectateurs, score exceptionnel pour un film d'animation japonaise (hors Pokémon).