Mis à jour : dimanche 29 septembre 2019

Entretiens avec Isao Takahata

Entretien donné à l'occasion de la sortie de Pompoko en France (septembre 2005)

Dans le cadre de la promotion de Pompoko à l'affiche à partir du 18 janvier 2006, Takahata s'est rendu à Paris en septembre 2005. Nous avons eu la chance de pouvoir le rencontrer le 1er septembre 2005, pendant un petit quart d'heure, afin de lui poser quelques questions sur son film, bien sûr, mais également sur l'ensemble de son œuvre et son actualité (une grande nouvelle y est annoncée, soyez attentifs jusqu'au bout!!). Nous vous proposons ici cette entretien exclusif accordée à Buta-connection

Fabrice : On aimerait d'abord savoir si, à la base, vous êtes un cinéaste d'animation par conviction théorique, puisque vous n'avez pas de formation d'animation à la l'origine. On aurait pu penser que vous alliez vous tourner vers le cinéma en prise de vues réelles. Pourquoi avoir choisi alors la Toei ? Est-ce par hasard ou s'agit il d'une réelle conviction pour le cinéma d'animation ?

Takahata : J'ai beaucoup étudié l'animation !

Fabrice : Dans vos entretiens, justement, on entend souvent parler de Paul Grimault, de films de Jacques Prévert, de films live.

Takahata : Il y a deux choses à corriger : J'ai beaucoup étudié l'animation, et à partir du film de Paul Grimault, j'ai voulu faire de l'animation, et après, je suis entré à la Toei. Mais à la Toei Animation, il y a beaucoup de réalisateurs qui ne dessinent pas eux-mêmes. Ce n'est pas parce que je ne dessine pas que je n'étais pas fait pour l'animation.

Fabrice : En France, c'est une chose difficile à comprendre…

Takahata : Pourtant, cela arrive souvent ! Les réalisateurs dessinent au début, puis ils arrêtent de dessiner. Pensez vous que Disney dessinait ?

Fabrice : Non, il ne dessinait pas très bien ! Et justement c'est une bonne conception de l'animation, je trouve!

Takahata : Je ne peux pas dire si c'est une bonne idée, il y a des avantages et des désavantages à cette situation…

Ceiba : Concernant Pompoko, c'est une de vos seules œuvres originales, non adaptée d'un livre, d'un manga ou d'une pièce. Et c'est la seule œuvre dont vous êtes le scénariste. Pouvez vous nous expliquer cette exception dans votre filmographie et comment avez-vous abordé cet aspect de la création ?

Takahata : J'avais envie de parler des Tanukis, il n'y avait personne d'autre qui n'en avait parlé. Donc je n'ai pas eu d'œuvre à adapter. J'en avais envie, je l'ai fait ! C'était mon désir personnel, donc je l'ai fait.

Ceiba : j'ai lu qu'il y avait une influence du Heike Monogatari à un moment donné avant la création du film…

Takahata : Ce n'est pas vraiment une influence, c'est plutôt l'idée d'en faire comme une chronique de la même manière que le Heike est une chronique...c'est dans cette dimension là. Ce n'est pas dans l'histoire du Heike, mais dans l'aspect de la chronique, qu'il y a une influence.

Ceiba : Vous avez déclaré que le cinéma d'animation ne devait pas se dérouler dans un contexte fantastique, mais que vous préfériez mettre en scène la réalité. Pourtant, Pompoko se situe entre les deux. Pour vous, Pompoko est-il un film fantastique ou un film réaliste ?

Takahata : Oui, c'est peut-être imaginaire, mais je l'ai vraiment traité comme une histoire réelle, comme la réalité. J'espère que vous l'avez compris, c'est vraiment traité comme la réalité ! Ca c'est la caractéristique des films que je fais. J'essaie toujours de parler de la réalité, même quand il s'agit de quelque chose d'imaginaire. Je fais des films différents des autres films d'animation japonais ou américains, qui essaient de vous entraîner dans un monde imaginaire. Moi, je montre la réalité, d'une manière concrète, objective, et je n'essaie pas de vous entraîner, ni dans l'imaginaire, ni dans un autre monde. Par exemple, la Parade des Ectoplasmes, c'est quelque chose d'objectif que je vous donne à voir, je ne vous demande pas de vous y identifier, je ne vous demande pas d'en être ému ou ébloui.
Ca ne veut pas dire que je renie le fantastique ! J'aime les mythes, j'aime les histoires fantastiques, mais, simplement, il faut les traiter comme tels et ne pas essayer d'entraîner la spectateur dans des histoires complètement imaginées. C'est la tendance actuelle pour le cinéma d'animation japonais et américain, et même pour les films en prise de vues réelles d'Hollywood ! Ils essaient de vous entraîner dans des mondes qui n'existent pas en vous faisant croire que c'est le monde réel, et ça, ce n'est pas bien ! Je sais qu'autrefois, au Japon, on ne faisait pas ça, et personnellement, je pense qu'il faut retourner à ces méthodes anciennes où l'on montre des choses, un monde bien construit, une histoire, où l'on ne demande pas au spectateur d'entrer. Après, à vous de rester vous-même, d'en tirer profit et amusement, et de rester vous-même dans votre monde. Mais si Hollywood fait ça, c'est que ça marche ! Les gens aiment bien sortir d'eux-mêmes ! Et ça, je n'aime pas !
Le fait de vous entraîner dans le film supprime votre imaginaire, tout est dans le film. Moi, je suis contre ça. La bonne littérature d'autrefois, et même les mythes, laissent votre part d'imaginaire et vous, vous construisez votre imaginaire à partir d'eux. Je pense que le cinéma, c'est ça, et on ne doit pas entraîner le spectateur, lui faire abandonner son imaginaire pendant 2 heures, il faut garder son imaginaire intact et le stimuler.

Fabrice : Pourriez vous nous parler de Shigeru Mizuki, qui est un auteur de manga très célèbre au Japon, qui possède son propre musée là-bas. En France, on ne le connaît pas. Il a participé au film visiblement, et surtout à la scène de la Parade.

Takahata : C'est un auteur de BD, qui a beaucoup étudié et s'est spécialisé dans les spectres, les apparitions japonaises, que j'ai traduit dans le film par ectoplasmes parce que le mot « spectres » fait peur et que ce n'est pas forcément ça. Ce sont les esprits, les fantômes, les spectres, les monstres,… Mizuki est donc un spécialiste des Youkai, il connaît tous les monstres, l'histoire, la représentation des Youkai. Dans le film, j'ai beaucoup utilisé les dessins de Mizuki. Mais ce ne sont pas des inventions de lui, ce sont des spectres et des monstres qui remontent à la plus ancienne tradition japonaise, comme les monstres de la parade, les têtes qui roulent, tout cela, ce sont des dessins de Mizuki, historien des monstres.

Fabrice : Vous n'avez donc pas été en contact ? Mizuki n'est pas venu travailler au Studio Ghibli ?

Takahata : C'est un auteur de BD très connu. Je le respecte, mais je ne l'ai jamais rencontré. Il a aussi fait des adaptations de ces illustrations pour la Télévision. Mizuki a en effet un musée au Japon.

Ceiba : Vous avez distribué dernièrement Kirikou et les Triplettes de Belleville au Japon. Il s'agit de votre actualité la plus récente. Mais beaucoup de bruits circulent autour d'une prochaine production dont vous seriez le réalisateur. Pourriez-vous confirmer tous les espoirs de notre communauté de fans ?

Takahata : Ca ne sera pas bientôt, mais je pense que, si tout va bien, dans deux ou trois ans, plutôt trois que deux, je ferai un nouveau film.

Fabrice : Produit chez Ghibli ?

Takahata : Oui, c'est sûr, chez Ghibli.

Propos recueillis par Ceiba, Xavier et Fabrice.
Interprète : Catherine Cadoux

Entretien donné lors du festival de Poitou Charentes (novembre 2002)

Dans le cadre du festival "Portrait d’un cinéaste sous l’arbre", qui s’est déroulé du 4 au 11 novembre 2002 en Poitou-Charentes, nous avons eu la chance d’une entrevue avec TAKAHATA Isao. Comme nous nous étonnions de la diversité de la programmation, il nous répondit que cette diversité de styles, d’apparence relevait aussi d’un sens, d’une cohérence. En l’occurrence, la programmation n’a pas été le fait d’une initiative directe de sa part, mais il considère les films qui la constituent comme de très grandes réussites, éprouve un grand respect pour leurs auteurs, et s’estime incapable quant à lui de réaliser de tels films.

En réponse à une question portant sur ces titres en particulier, il nous a ensuite longuement parlé de deux des œuvres projetées durant le festival, sur lesquelles il a fait paraître deux livres : Le Conte des contes (1979) du Russe Youri NORSTEIN, et L'Homme qui plantait des arbres (1987) du Canadien Frédéric BACK.

« Je vous parlerais d’abord du Conte des contes. De NORSTEIN, j’ai découvert en premier lieu Le Petit hérisson perdu dans la brume, qui m’a plu énormément. C’est plus tard que j’ai vu Le Conte des contes, un film bien plus difficile d’approche. Le Petit hérisson perdu dans la brume est basé sur une trame narrative par laquelle le spectateur peut se laisser guider, tandis que Le Conte des contes s’en affranchit ; j’ai été profondément séduit par l’image, par l’atmosphère qui se dégagent de ce film. Je n’en ai pas tout compris d’emblée, mais certains passages étaient tout à fait clairs, et le tout remarquablement réussi sur le plan formel. Finalement, j’en suis arrivé à la conclusion qu’il s’agit là foncièrement d’un poème composé sous forme animée : non pas simplement un film présentant quelque chose de "poétique", sous tel ou tel aspect, mais bel et bien une forme de poésie en tant que telle, par nature. Plus je revoyais le film, et plus je le comprenais. C’est là une démarche très audacieuse.

Pour en venir à L’Homme qui plantait des arbres, là aussi, le film précédent de BACK, Crac !, m’avait vraiment marqué ; aujourd’hui encore, il m’apparaît comme une œuvre d’une grande importance, lourde de signification. J’ai vu ensuite L’Homme qui plantait des arbres, et je pourrais tout à fait vous en faire un très long éloge ; disons, tout compliment mis à part, qu’il s’agit d’un film mettant en scène des arbres. Les hommes reviennent grâce la renaissance au retour de la nature. C’est un film qui n’est possible qu’en animation, qui ne peut pas être tourné en prises de vue réelles. BACK a travaillé sur ce film presque totalement seul (il avait juste un assistant, peut-être), très proche en cela dans son travail du personnage du film (1), pour parvenir au final à susciter chez les spectateurs une très grande émotion. Je suis passionné par le personnage qu’est Frédéric BACK.

J’ajouterais, indépendamment de toute question d’influence, que je ne suis pas sûr de trouver les termes pour décrire ce que m’ont apporté ces films. Au Japon on évoque souvent l’interprétation et l’appréciation", une expression utilisée dans le registre de la poésie japonaise. Sur Le Conte des contes, j’ai fait paraître un petit volume (à ce jour le seul au monde sur ce film), qui est un commentaire du film. NORSTEIN me répète souvent que ce texte devrait être traduit dans d’autres langues. Pour L’Homme qui plantait des arbres, j’ai traduit en japonais le récit de GIONO, accompagné d’un long texte sur le film, et sur la question de la co-existence entre l’homme et les arbres. Ces deux films sont pour moi l’objet d’une passion.

Quelques remarques sur les films que MIYAZAKI et moi avons réalisés au Japon. Pour entraîner la conviction du spectateur, il est nécessaire de le placer devant des œuvres qui contiennent une forme de recherche de réalité, pas seulement sur le plan graphique mais dans le film tout entier : sa continuité, ses enchaînements, son scénario. Déjà au moment de Hols, j’avais une vision de ce que devait être le projet de toute mise en scène, qu’il devait avoir quelque chose de brechtien (2) : ne pas entraîner complètement le spectateur dans l’univers du récit, mais conserver et mettre en œuvre une certaine distance entre le monde décrit et le spectateur. J’ai une série de réserves vis-à-vis d’une orientation qui plonge totalement le spectateur dans la fiction : pour moi le spectateur finit par voir le film avec un regard, un point de vue peu distant, peu lucide. Comme je travaillais dans des cadres réalistes, mes films avaient tendance à entraîner ainsi le spectateur. C’est une contradiction dont j’avais conscience depuis assez longtemps. Par exemple, dans Le Tombeau des Lucioles, je voulais créer cette distance. Le film n’a pas été perçu de cette façon, et il en ressort en premier son impact émotionnel. Je voulais que les spectateurs se demandent si les choix du jeune garçon étaient les bons. Mais le film n’est pas perçu comme ça, et il en ressort un apitoiement généralisé.

Pour Souvenirs, goutte à goutte ou Pompoko, j’ai travaillé avec le même projet. En termes de résultat, j’estime y être parvenu. La tendance majeure de l’animation japonaise est une tendance au “réalisme”. Cela me met mal à l’aise que les spectateurs voient des œuvres qui les engloutissent. Personnellement, j’essaie de “faire un pas en arrière”. Personnellement, dans une série comme Anne des Pignons-verts, cette logique de “faire un pas en arrière” a été une réussite. Pour moi, c’est cette distanciation qui fait que mes films peuvent provoquer le rire, impossible autrement.

Les films de NORSTEIN et de BACK ont jeté une lumière neuve sur les problèmes et les possibilités de l’animation par rapport à la situation à laquelle j’avais à faire face : dans ces deux films, on trouve une poésie et une profondeur de contenu de nature à faire fonctionner l’intellect, et dans le même temps une force d’entraînement, tout en jouant sur une distance, au contraire du “réalisme” si usité dans l’animation au Japon, qui entraîne le spectateur dans l’univers de la fiction.

Le film de NORSTEIN n’est pas un projet réaliste de cet ordre, et c’est bien là pourquoi il peut à la fois créer une distance et attirer le spectateur dans l’univers de l’œuvre.

Quant au film de BACK, il n’y a à l’image dans ce film que ce qu’il a souhaité dessiner, et seulement les éléments nécessaires à sa représentation. Le reste est laissé en blanc. Le dessin ne prétend pas fournir l’illusion de l’objet réel, mais se présente d’emblée comme dessin. L’objet réel décrit se trouve au-delà de sa représentation dessinée. Le dessin assume son statut, conservant des zones blanches. BACK ne fait pas de remplissage. Tout en mettant en place une réalité suffisante, il laisse au spectateur son indépendance. Cette technique est de nature à appeler une réflexion, en laissant au spectateur sa liberté.

Mes Voisins les Yamada constitue pour moi un premier pas en ce sens. »

(1) Le personnage principal de L’Homme qui plantait des arbres, Elzéar BOUFFIER, est un vieux berger solitaire qui accomplit seul sa tâche titanesque.

(2) BRECHT prône la "distanciation", le maintien par le spectateur d’une certaine distance vis-à-vis du spectacle auquel il assiste, distance qui permet la réflexion, puis l’action (le spectateur ne doit pas être "hypnotisé" par le spectacle)

Propos recueillis par Jérémy, Xavier et Vincent.
Merci à Ilan N'guyen pour la correction de notre transcription.