Mis à jour : vendredi 7 octobre 2022

Le conte de la princesse Kaguya : Entrevue publique avec Isao Takahata
Festival international du film d'animation d'Annecy 2014

Le 10 juin 2014, dans le cadre du Festival international du film d'animation d'Annecy, Isao Takahata a participé à une entrevue publique durant laquelle il est revenu sur la production de son nouveau film, Le conte de la princesse Kaguya, avant que le public ne puisse lui poser ses questions. L’entrevue était menée par Xavier Kawa-Topor, directeur de l’abbaye de Fontevraud et traduite par Ilan Nguyên, spécialiste de l’œuvre de M. Takahata. Voici une retranscription complète de cette rencontre.

Xavier Kawa-Topor : Toute votre œuvre est très attachée au Japon. Vous revenez à travers ce film sur un des grands récits classiques japonais. Pouvez-vous nous parlez de ce texte à l’origine du film ?

Isao Takahata : Le récit adapté pour ce film est un texte que tous les Japonais connaissent. C’est Le conte du coupeur de bambou. Dans les versions destinées au public enfantin, on l’appelle La princesse Kaguya. Tout le monde connaît ce récit, mais on n’en saisit pas les ressorts intérieurs. Ce que le texte permet de comprendre de manière sûre, c’est que cette princesse est née d’une pousse de bambou et qu’à la fin elle retourne sur la Lune. Mais on ne comprend pas ni pourquoi elle est née comme çà, ni pourquoi elle s’en va. Les raisons intérieures, sous jacentes au récit, ne sont pas claires. Mais même si on ne comprend pas ce qui met en mouvement cette princesse, ses émotions et ce qui la motive, le récit à un impact, une portée, qui font qu’on s’en souvient.
Au début de ma carrière, lorsque j’ai fait mon entrée dans le monde du cinéma d’animation, il y a eu très tôt le projet d’adapter ce récit en dessin animé. J’y ai réfléchi, et comme je vous l’ai dit, alors même qu’il est très célèbre, il n’y a qu’une seule adaptation au cinéma qui avait été réalisée de ce texte. C’est pour vous dire à quel point c’est un projet qui est difficile à porter à l’écran. Par rapport à ce projet, j’avais trouvé à l’époque une manière de rendre le récit encore plus marquant et qui permettait d’élucider certains aspects. Mais finalement le projet n’a pas vu le jour et les années ont passé. J’avais trouvé une idée de construction qui permettait à la fois de comprendre les émotions du personnage principal, tout en respectant les grandes lignes du récit et en proposant une adaptation filmique qui présente un intérêt propre. Mais je pense que si on m’avait donné la chance de réaliser ce projet à l’époque, je n’aurais pas pu réaliser le film actuel. Plus d’un demi-siècle s’est écoulé entre le moment où ces idées me sont venues et le moment où j’ai pu le réaliser. Ce temps prend tout son sens et j’ai pu réaliser, au sein du studio Ghibli, un film qui change très peu de choses de la teneur du texte original et qui, je pense, présente un certain nombre de qualité et qui est porteur d’une signification propre, qui a un sens.

Xavier Kawa-Topor : Vous avez dit à quel point le film avait exigé de la part de vos équipes, que vous n’aviez jamais travaillé aussi durement pour un film. Est-ce que c’est notamment lié au parti pris esthétique très original dans sa façon de mette en avant le film à travers l’esquisse ? Est-ce que c’est ce choix qui a nécessité un travail aussi difficile ?

Isao Takahata : Oui. Parvenir à ces images posait un certain nombre de difficultés et nécessitait de travailler avec des talents graphiques précis. Et en particulier deux personnes avec qui j’avais déjà eu l’occasion de travailler par le passé et sur qui je savais pouvoir compter. Le premier d’entre eux est un animateur qui s’appelle Osamu Tanabe, que vous connaissez peut-être pour son travail sur Mes voisins les Yamada, sur lequel il a déjà joué un rôle central en tant qu’animateur. L’autre personnalité est le décorateur Kazuo Oga, qui a été directeur artistique sur Mon voisin Totoro de Hayao Miyazaki, mais aussi sur mes réalisations comme Souvenirs goutte à goutte et Pompoko. Il est une présence centrale pour la patte du studio Ghibli au niveau des décors. La participation de l’un et de l’autre a eu un sens extrêmement important dans la forme qu’a pris le projet. Grace à leur talent, sur le plan graphique, on a pu travailler sur quelque chose que je n’ai pas envie de décrire comme un « style » ou une « forme de stylisation ». Ce qui m’importait était d’avoir un dessin qui donne la sensation d’une immédiateté, qu’il vient d’être tracé devant nous. Evidement, lorsque l’on part d’une image fixe et qu’on veut en faire un film, on est immédiatement confronté à un très grand nombre de difficultés. Pour garder cette spontanéité du trait pour décrire des éléments du monde extérieur, on est confronté à un problème d’unité graphique de l’image. L’autre conséquence, c’est qu’il faut garder sa cohérence dans le mouvement. Les problèmes ont été considérables dès le départ.

Xavier Kawa-Topor : En voyant le film, on pense immédiatement à Frédéric Back, le réalisateur du Fleuve aux grandes eaux ou L’homme qui plantait des arbres. J’imagine que c’est une des références qui pour vous est importante ?

Isao Takahata : Oui, bien sûr. Dans l’exploration de ce « style » qu’on a essayé de mettre en place, il y a un certain nombre d’éléments qui nous ont servi de point de repère, et il y a effectivement un certain nombre d’influences qui sont intervenus. Elles sont multiples. Il y a des éléments qui viennent de la peinture japonaise et d’autres sources. Mais la source la plus importante, pour moi, c’est effectivement le travail de Frédéric Back, en particulier dans un film comme Crac ! (1981). Dans ce court métrage, il y a notamment une scène de danse des villageois, et on a la sensation que le peintre qui se trouvait là a saisi par l’image, de manière instantanée, ces mouvements. C’est bien sûr impossible dans la réalité, mais on a cette impression lorsqu’on voit les images. Et le fait d’avoir réussi à donner forme à cette sensation là en animation, est, je pense, lourd d’une signification considérable pour le cinéma d’animation. Son œuvre est évidement pour moi une source d’inspiration immense.

Xavier Kawa-Topor : Un autre aspect qui m’a frappé dans le film, c’est l’intériorité des personnages. On sait que c’est un domaine dans lequel vous travaillez depuis longtemps et j’ai l’impression que dans ce film vous avez encore repoussé la limite, notamment dans les relations interpersonnelles entre la mère et la fille, le père et la fille. Et effectivement, on est très ému par cette dimension psychologique des personnages et la densité des relations entre ces personnages.

Isao Takahata : Ca me fait plaisir de vous l’entendre dire. « Merci » (NDR : en français et sans aucun accent). Oui, ces états intérieurs sont l’un des aspects les plus difficiles à représenter dans le registre de l’animation. C’est quelque chose auquel je me suis attaché au fil de mes travaux. Et cette fois-ci, j’ai voulu effectivement aller aussi loin que possible. J’ai surtout voulu essayer de décrire des moments où le personnage est pris par une émotion qu’il ne contrôle pas et qui provoque un moment d’hésitation profonde en lui.
Comme il y a beaucoup de français ou francophones dans la salle, j’aimerai vous parler d’un élément lié à tout ça dans ma jeunesse. Je me souviens d’avoir vu le film de René Clément, Jeux Interdits (1952), dont on a souvent dit qu’il avait eu beaucoup d’influence sur Le tombeau des lucioles. C’est un film que j’ai revu à l’époque et qui m’a beaucoup frappé. Notamment une scène, où la petite fille, qui est jouée par Brigitte Fosset, qui a peut être 5 ans à l’époque, joue avec un petit garçon à peine plus âgé qu’elle, à creuser une tombe. Dans ce jeu d’enfants, ils mentionnent tour à tour ce qu’ils vont placer dans la tombe et la jeune fille dit : « des hommes. » Elle se rend compte à posteriori de ce qu’elle vient de dire. Elle s’arrête. Ce moment de pause m’a vraiment frappé.

Xavier Kawa-Topor : Il y a aussi dans le film des séquences qui sont complètement subjuguantes, inattendues, même pour quelqu’un qui connaît bien votre œuvre. Je pense notamment à cette séquence de la fuite sous la lune qui a une puissance extraordinaire. On a l’impression de ne jamais avoir vu ça au cinéma.

Isao Takahata : Effectivement, par rapport à la teneur même de ce récit, cette scène a un impact tout à fait particulier. J’ai caressé aussi l’idée de réaliser une adaptation d’un récit plus violent, Le dit des Heike, une histoire moyenâgeuse, un récit épique de combats et de vengeance. Pour moi, l’idée de porter ce récit en animation était d’utiliser l’impact que vous avez ressenti dans cette scène. Réussir à porter en animation cet univers de combats aurait pu être porteur d’une énergie, d’un élan, à la fois dans l’énergie du trait, mais aussi dans les mouvements intérieurs, la psychologie des personnages. Il y a une force, de manière corrélée, qui aurait pu être tout à fait extraordinaire et que l’on peut exprimer par l’animation de manière spécifique avec ce rendu là. Dans cette scène est en jeu, d’une part, le talent de l’animateur qui l’a rendu vivante, mais aussi cette intention, venue de cet autre projet que j’ai nourri à un moment donné avec l’adaptation d’un autre type de récit beaucoup plus violent.

Xavier Kawa-Topor : La musique est quelque chose de très important dans votre œuvre. Deux petites remarques : cette présence tout à fait particulière de cette ritournelle enfantine, dont je crois vous êtes l’auteur, et qui accompagne l’ensemble du film. Et puis votre première collaboration avec Joe Hisaishi.

Isao Takahata : Cette comptine enfantine, qui apparaît de manière répétée dans le film, est une manière d’exprimer le thème général du film dans son entier. J’y ai donc réfléchi d’une manière répétée. Et à force d’y réfléchir, je suis donc arrivé à écrire les paroles de cette musique que l’on a utilisées.
Cette chanson commence par « tourne, tourne, roue à eau », indiquant un mouvement circulaire. La musique japonaise est basée sur un rythme exclusivement ternaire qui permet ce mouvement circulaire. On a eu du mal à sortir de ce rythme ternaire pour passer à un rythme musical à quatre temps.
Joe Hisaishi a travaillé pour la première fois, en 1984, sur le film Nausicaä de la Vallée du Vent, dont j’étais producteur. J’ai vu, à ce moment-là, comment il travaillait. Depuis ce moment-là, on se connait bien, mais nous n’avions encore jamais eu l’occasion de lui demander de travailler sur la musique de l’un de mes films. La raison principale, c’est qu’il collaborait avec Hayao Miyazaki et le fait de lui demander de travailler également sur un de mes films me paraissait peu intéressant, presque bateau... J’avais le sentiment qu’il fallait plutôt chercher ailleurs, de demander à quelqu’un d’autre. Cette fois-ci, c’est la première fois que les circonstances ont été réunies pour que nous puissions travailler ensemble sur un film. J’avais effectivement envie de travailler avec lui et lui avait envie d’essayer aussi. Je suis très content du résultat.

Questions du public

J’aimerai savoir si M. Takahata pense qu’il existe des connections entre Le conte de la princesse Kaguya et sa série TV Heidi.

Isao Takahata : Cette remarque est intéressante. Je n’étais absolument pas conscient de cela durant mon travail sur le film. C’est Toshio Suzuki qui m’a fait la remarque : « ce film, c’est Heidi. » Je me suis alors rendu compte de ce qu’il voulait dire, de ces points communs qu’il indiquait. Ce que je peux vous dire sur ce sujet, sans vouloir parler de la nature opposée à la culture en tant que concepts, c’est que tous autant que nous sommes qui vivons sur cette Terre ; ce qui peut nous arriver de mieux, c’est de trouver notre place dans cet environnement qui est le nôtre. Si j’avais envie de parler de la nature, c’est parce que, au départ, si on réfléchit un tout petit peu, en ce monde, il n’y avait que la nature. Et pour moi, le fait de ne décrire que cet élément là, cet environnement là, et de décrire des personnages qui grandissent, apprennent et se développent, est effectivement un grand point commun entre ces deux récits.

Vous avez été l’un des premiers à vous lancer dans la tentative d’animer des aquarelles et de donner au dessin la texture du lavis animé avec Mes voisins les Yamada. Mais avant vous, il y avait un cinéaste célèbre chinois qui avait fait ça aussi et qui s’appelle Te Wei, avec un film sublime qui s’appelle Impression de montagne et d’eau (1988). Dans votre film, il m’a semblé que vous rendiez hommage à ce film par les plans des mains de la jeune princesse quand elle joue de la cithare. On retrouve quasiment les mêmes plans dans le film de Te Wei. Etait-ce volontaire ou non ?

Isao Takahata : Bien sûr, je connais l’œuvre de Te Wei. Je l’ai rencontré, j’ai vu tous ses films et je comprends très bien ce dont vous parlez. Mais je ne crois pas qu’il y ait d’influence directe de son travail sur le nôtre. Le travail de Te Wei est inscrit dans le style de la peinture chinoise qui est celle de l’aquarelle, du lavis. Il se réclame de ce style et ses films reposent sur l’identification de ce style chinois. Au contraire, ce qui faisait sens dans notre projet était de travailler des images qui ne se réclament pas d’un style donné qui les résumerait. Nous voulions nous inspirer du croquis, de l’esquisse. C'est-à-dire d’un geste tracé dans l’instant, comme une étape intermédiaire, qui est tout sauf un achèvement et qui vise précisément à saisir l’instant pour le donner en partage.

Tout à l'heure, vous avez mentionné vos influences, notamment Frédéric Back et son court métrage Crac !. Pouvez-vous nous parler de vos références en matière de films en prise de vue réelle ? Le film Souvenirs goutte à goutte semble notamment se rapporter au travail de Yasujirô Ozu.

Isao Takahata : Il y a peut être dans Souvenirs goutte à goutte, notamment sur la manière de faire apparaître le titre du film à l’écran, une forme d’hommage ou une forme partielle de parodie à l’égard du cinéma d’Ozu. Mais le film dans son entier est, à mon avis, assez éloigné de ces références de cinéma que vous citez. J’ai évidemment vu énormément de films en prise de vue réelle que j’aime beaucoup. C’est un registre que je connais bien. Mais je suis incapable de vous répondre vraiment par rapport à une influence consciente qui viendrait de tel ou tel film. Il est possible que de tels liens existent, mais je n’en ai pas conscience.
Cependant, je voudrais ajouter une chose. Dans Souvenirs goutte à goutte, pour les parties situées dans le passé, on avait établi une manière de dépeindre l’image qui laissait beaucoup de place au blanc, beaucoup d’espace où rien n’était représenté. C’est une approche qu’il serait à mon avis erronée de relier à la peinture en lavis, à l’encre de chine ou à l’œuvre de Frédéric Back uniquement. On pourrait tout aussi bien citer l’œuvre peinte de Paul Cézanne à la fin de sa vie. Je pense notamment aux tableaux où, avec une très grande audace, il laisse des zones non peintes en parvenant à un équilibre d’ensemble tout à fait saisissant. Il y a donc toute sorte de sources.

M. Miyazaki a annoncé que Le vent se lève serait son dernier film, M. Suzuki a annoncé qu’il ne produirait plus de film au sein du studio Ghibli. Je voulais tout simplement savoir, si vous-même, vous aviez l’intention de continuer à faire des films au sein du studio et comment voyez-vous l’avenir de ce studio sans vous-même et vos amis qui l’avez porté pendant toutes ces années ?

Isao Takahata : Je n’ai aucune idée de l’avenir du studio. Je ne suis pas la meilleure personne pour vous répondre. En ce que me concerne, la question est : « est-ce que le studio souhaitera me confier la réalisation d’un film ou pas ? » Cela ne dépend pas de moi. Lancer un nouveau projet a un coût. Il faut aussi pouvoir compter sur le talent de collaborateurs. Toutes sortes de contingences sont en jeu. L’absence d’un seul élément peut faire qu’il n’y ait pas d’autre projet. En revanche, je n’ai pas non plus l’intention de vous dire que je ne réaliserai pas de nouveau film non plus. En fait, je ne sais pas.

Votre ami Michel Ocelot a lui aussi réalisé un conte de fées. Pensez-vous que votre approche du conte de fées est similaire à la sienne ou présente-t-elle des différences ?

Isao Takahata : Mon intention avec ce film n’était pas du tout de créer un conte de fées. Le titre français, Le conte de la princesse Kaguya, est ce qu’il est. Mais, je vais vous dire ce que j’aurais souhaité dans l’absolu. C’est vraiment le terme « d’histoire » qui me semble le mieux convenir pour ce texte classique que tout le monde a lu mais que l’on ne comprend pas. L’idée pour moi, c’était de dire : « la véritable histoire derrière ce conte que vous n’avez pas compris, c’est celle-là. » C’est l’idée de raconter l’histoire réelle et non pas une histoire féérique ou éthérée. Par rapport à ce terme générique, qui vient de l’anglais Fantasy, qui sert à designer des récits se déroulant dans d’autres mondes mais en lien avec le notre, je suis, pour ma part, dans une approche totalement différente de ce genre de récit. Tous les films sur lesquels j’ai travaillé sont à mes yeux ancrés pleinement dans le monde qui est le nôtre et ne repose absolument pas sur une dimension fantastique qui servirait de prétexte à parler d’autre chose.

Xavier Kawa-Topor : C’est d’ailleurs pour cette raison que l’on peut parler à propos du cinéma de M. Takahata d’une forme de réalisme en cinéma d’animation. Même si a priori, il prend parfois des détours par le burlesque, par d’autres formes, on sent bien ce projet de rendre compte d’une réalité humaine. Il me semble que dans Le conte de la princesse Kaguya, il y a un enjeu supplémentaire dans cette recherche de réalisme qui, à mon sens, s’ancre encore plus dans le parcours d’une vie. Je suis en particulier très sensible à la façon dont vous représentez la petite enfance dans ce film.

Isao Takahata : C’est vrai que dans des réalisations passées, comme Le tombeau des lucioles, les protagonistes sont confrontés à la mort. C’était pour moi la première fois de représenter l’idée que les hommes naissent, puis meurent, et que le cycle se perpétue. Il y avait là quelque chose de neuf dans ce que je tentais de représenter. Et ça m’a amené à réfléchir à un certains nombre de choses au cours de la réalisation. Sur cette question de savoir ce qui nous attend ou non après la mort, nous autres Japonais avons un certain nombre de croyances. Pour vous donner un exemple en animation, il y a ce film de Michaël Dudok de Wit, Père et fille (2000), qui me semble s’inscrire dans une perspective assez éloignée du christianisme et qui décrit un monde après fin de la vie, et qui, nous Japonais, nous touche et semble assez proche de ce que nous ressentons.

Comment le style graphique et le dessin peuvent influencer un film ? Comment le choisissez-vous ?

Isao Takahata : Ce que je peux vous répondre à ce sujet, c’est qu’il y a des possibilités graphiques qui me frappent : « et si on essayait de représenter ceci de cette manière là, le résultat serait sans doute remarquable. » La seule chose que je peux faire avec ces possibilités graphiques qui me viennent à l’esprit, c’est de les confronter aux animateurs avec qui je travaille et de leur expliquer par les mots : « si on essayait de faire ça, on arriverait surement à quelque chose qui n’a jamais été représenté auparavant et qui aurait cet impact. » C’est un échange dans lequel j’essaie d’entrainer les dessinateurs en partageant avec eux la curiosité que je ressens.

Dans le texte original du Conte de la princesse Kaguya, vous avez indiqué qu’il y avait des choses qui n’étaient pas expliquées. Comment avez-vous envisagé le travail sur ces non-dits ?

Isao Takahata : Je vais vous donner un exemple avec cette scène, où les dignitaires de la Cour, les 5 princes, viennent demander la main de la princesse. Dans le texte original, on ne sait pas d’où lui viennent cette éducation et ces connaissances, mais elle leur donne à chacun une mission qui consiste à ramener un objet précieux. Dans le film, il y a un renversement. J’ai choisi de faire prononcer aux différents princes un éloge de la princesse. Ils la couvrent de compliments et c’est dans ces flatteries qu’ils citent des objets improbables. La princesse s’empare de ça et elle demande à chacun de ramener l’objet qu’ils viennent de citer. Ça peut vous sembler un changement mineur, mais en réalité c’est un renversement de l’équilibre de départ par rapport au texte.

Dans le texte original, le personnage de la princesse Kaguya peut sembler très froid. Merci de l’avoir représenté de manière aussi vivant, aussi plein de vie. Comment avez-vous appréhendé sa personnalité et les émotions par lesquelles passe le personnage : son côté enfant sauvage dans les premières années de sa vie à la joie purement féminine devant les vêtements qu’on lui offre, et l’envie de se moquer des princes qui prononcent des éloges grandiloquents devant elles ? Quelle approche a été la votre pour créer la diversité d’émotions de ce personnage ?

Isao Takahata : Je ne pourrai pas vous répondre de manière suffisamment complète. Mais, par exemple, on admet communément qu’un personnage qui a grandi dans un cadre sauvage et naturel sera incapable de s’adapter à un autre environnement. Pour moi, c’est une idée qui est fausse. On a la capacité en nous mêmes de nous adapter à d’autres environnements, à d’autres situations. Cette pluralité de situations, c’est ce que je voulais décrire. Quelles que soient les circonstances, lorsque la princesse se retrouve face à cette montagne de vêtements, on peut comprendre son élan de joie très simple qui jaillit dans le cœur de ce personnage. Pour moi, il s’agissait de rendre ces états intérieurs de la manière la plus vivante possible.

Xavier Kawa-Topor : Dans Le conte de la princesse Kaguya, il y a un terme qui interroge beaucoup, qui est celui de « clémence ». Pouvez-vous nous en parler ?

Isao Takahata : En français, cette traduction est ce qu’elle est. En japonais, ce terme est nasake. Il existe ce composé chinois, ki do ai raku, qui réunit différentes émotions : la joie, la colère, l’attachement sentimental et le plaisir. C’est une manière de réunir une série d’émotions qui peuvent se résumer en tant qu’ensemble par le fait de dire qu’on a caractère ou figure humaine. Cette liste d’émotions mises bout à bout dans ce composé chinois peut définir une forme d’humanité, mais il me semblait qu’utiliser ce caractère tel quel nous faisait manquer encore une autre dimension qui est celle du « lien entre les hommes ». En ajoutant cette dimension de lien à ces différents éléments d’émotions, je suis donc arrivé à ce terme de nasake, cette forme d’empathie, de capacité à se mettre à la place de l’autre. Même dans les moments les plus durs de notre vie, c’est quelque chose dont on ne peut pas se départir, qui fait partie de notre condition et qui, je pense, la rend aussi passionnante. En français, on traduit ce terme par « clémence » si l’on veut, mais c’est avant tout cette « charge humaine » qui est la nôtre.

Il y a dans les films du studio Ghibli ce thème du « retour aux plaisirs simples », l’opposition de la nature par rapport à la ville. Je l’ai encore plus vu dans le Conte de la princesse Kaguya. Pouvez-vous nous en parler ?

Isao Takahata : Je ne sais pas quoi vous répondre. Ce sont peut-être tout simplement des choses qui me plaisent, des inclinaisons personnelles qui me sont propres. Il se trouve que j’habite en ville. Mais dans ma vie quotidienne, il existe des petits morceaux de nature qui sont aussi le fruit de la main de l’homme. Mais il me semble que dans ce rapport aux mouvements du temps qui change, il existe toutes sortent de petits signaux dans la vie de tous les jours qui nous parviennent et qui restent un des facteurs les plus importants pour nous permettent d’apprécier d’être en vie. Maintenant, on peut le placer dans un contexte culturel de la tradition japonaise. La poésie japonaise brève, comme le haiku, a vivement chanté les beautés naturelles au fil des époques. Mais j’ai l’impression que c’est quelque chose de plus large que ça. On trouve des tendances similaires à travers le monde évidemment, mais cela nous ramène à ce que je disais tout à l’heure. Pour moi, si on veut utiliser le terme de « nature », on peut dire que la nature est « tout ce qui a existé », de manière séculaire. La présence exagérée d’éléments artificiels, d’éléments purement construit par l’homme, cette présence est un phénomène extrêmement récent.

Différentes traditions, comme la cérémonie du passage à l’âge adulte, sont décrites de très belle manière dans le film. Et en même temps, vous sembler les critiquer, puisque la princesse Kaguya est très réfractaire à ces usages. Est-ce que cette représentation des traditions, mais aussi leurs critiques, était quelque chose d’important pour vous ?

Isao Takahata : C’est une question qui est bien trop complexe pour que je puisse vous répondre. Mais ce que je peux vous dire, c’est qu’en France, comme au Japon, il existe un certain public cultivé ou littéraire ayant un intérêt pour la littérature classique japonaise, et notamment pour l’un de ses textes de fiction en prose les plus connus qui s’appelle Le dit du Genji. Mais si vous le lisez, vous découvrez que de tous les nombreux personnages féminins décris dans ce texte, il n’y en a pas un seul qui laisse à penser qu’il parvient à être heureux. Je ne suis pas une femme, mais ca me semble tout de même curieux. Il me semble qu’il y a un écart entre la réalité de cette époque-là et la réalité essentielle de la vie. Effectivement, dans Le conte de la princesse Kaguya et l’époque que le film décrit, l’époque de Heian, contemporaine à celle du Dit du Genji, il ya effectivement le reflet d’un certain nombre de réflexions critiques qui sont les miennes à l’égard de cette époque et de ses idéaux esthétiques. Attention, je ne critique pas Le Dit du Genji en tant que tel. Ce texte décrit avec une acuité étonnante ces personnages féminins. Ce qui me préoccupe d’avantage, c’est cette fascination d’un lectorat contemporain à l’égard de ces descriptions.